Le texte de Carolie Rodgers (voir entrée précédente) me rappelle une chronique que j'ai écrite en novembre 1994, il y a onze ans!
La voici:
"De Bach à Beck
Quand j'étais adolescent (en 1976), je fréquentais la polyvalente Monseigneur-Richard, à Verdun. La salle des pas perdus était séparée en deux: les freaks d'un côté, les mods de l'autre. Les uns portaient les cheveux longs et fumaient la pipe; les autres ne juraient que par les Bee Gee's et les souliers Pepsi.
Et aucun des deux groupes n'adressait la parole à l'autre.
Si, par hasard, vous étiez pris en flagrant délit de parler à l'ennemi, de discuter d'Harmonium ou des Bay City Rollers avec un gars qui n'avait pas la même coupe de cheveux que vous, vous étiez automatiquement radié de votre groupe d'amis. Vous deveniez un lépreux, un sans nom.
Un traître.
Stupide, non?
Je me souviens, à l'époque, je me disais: «Plus tard, ça va changer. Quand tu as vingt-cinq ans, tu n'as plus besoin de barrières comme celles-là. Tu fais ce qui te plaît, tu écoutes ce qui te tente.»
Ouais…
Aujourd'hui, j'ai 33 ans. Les mods et les freaks ont disparu depuis longtemps, mais la guerre culturelle continue.
Il y a toujours les mêmes tranchées, les mêmes clôtures.
La seule différence, c'est que les deux clans ont changé de nom.
Maintenant, ce sont les tenants de la grande culture contre les tenants de la culture populaire.
Voltaire contre Hergé, Proust contre David Letterman, Mozart contre Possession simple.
Comme si on ne pouvait pas aimer à la fois Arnold Schwarzenegger et Michelangelo Antonioni (c'est mon cas).
Comme si on ne pouvait pas lire Musil et regarder Seinfeld.
Comme si on ne pouvait pas passer de Bach à Beck sans être une sorte de monstre, de mutant informe.
Comme si l'être humain était fait tout d'une pièce, tout d'un morceau.
Comme si on achetait sa culture en kit: le kit «Grande culture» à 32,50 $, comprenant un béret, un paquet de gitanes, l'oeuvre complète de Marcel Proust, et un abonnement au Devoir. Et le kit «Culture populaire», à 12,95 $, comprenant une tuque en minou, un cartoon de Mark-Ten, la discographie complète de Ti-Gus et Ti-Mousse, et un abonnement au Journal de Montréal.
Voyons donc…
De quoi on parle, mes amis et moi, quand on va prendre une bière aux Bobards?
De de Denys Arcand et de Céline Lomez, du Père Noël est une ordure et de Citizen Kane, de Scoop et de Bouillon de culture.
On chante une toune de Joe Dassin, puis on se met à discuter de la dernière expo du Musée d'art contemporain.
Comme la plupart du monde.
Quand j'entends des intellectuels comme Jean Larose (La Souveraineté rampante) ou Jacques Pelletier (Les Nouveaux habits de la droite culturelle), je me demande sur quelle planète ils vivent.
J'ai l'impression que ces gens-là ont été fabriqués en laboratoire. Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des kits. Ils votent comme ils boivent comme ils fument comme ils vivent comme ils baisent comme ils s'habillent comme ils pensent comme ils lisent.
Tout est relié, tout se déroule sur la même longueur d'ondes.
Leur culture est monocorde, monochrome. Tout se tient, il n'y a rien qui dépasse.
Ce sont des gens purs.
Avant, on parlait de pureté raciale. Maintenant, on parle de pureté culturelle.
Deux notions, un même intégrisme.
Une même vision de l'homme. L'homme comme un tout cohérent, un édifice fait d'une seule pierre, une créature qui s'abreuve toujours à la même source.
Tu écris avec des mots que les gens peuvent comprendre, tu n'as pas peur de tourner les coins ronds et tu ne détestes pas l'ironie? Tu es un démagogue qui se morfond dans la médiocrité (Larose à propos de Foglia).
Tu parles à la française, tu adores Rimbaud et tu snobes les médias de masse? Tu es un intellectuel de droite qui méprise le peuple (Pelletier à propos de Larose).
Chacun dans son coin, chacun sur ses gardes.
C'est comme à la polyvalente: les freaks à gauche, les mods à droite.
Et la vraie culture au milieu.
La semaine dernière, je me suis acheté deux livres: un polar de série B de Mickey Spillane, écrit en 1947, et rempli de poupounes blondes et de détectives à la mâchoire carrée. Et le premier volume des oeuvres complètes d'Antonioni.
Et vous savez quoi? J'ai tripé sur les deux livres. Ils m'ont, chacun à sa manière, appris des choses sur l'époque où ils ont été écrits. Aucun de ces deux bouquins ne m'a fait perdre mon temps.
Et la semaine prochaine, je compte aller voir l'Orchestre métropolitain et Green Day.
Et en me rendant à la Place des Arts, en auto, je vais chanter à tue-tête: «Si tu t'appelles mélancolie.»
Schizophrène? Non: vivant.
C'est-à-dire impur, bâtard et jouisseur."