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L’autre visage de la mondialisation

Un texte que j'ai publié dans L'ACTUALITÉ il y a quelques années…
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Thomas L. Friedman est un vrai citoyen du monde. Chroniqueur spécialisé dans l'actualité internationale au New York Times, ce journaliste qui a remporté deux prix Pulitzer s'est promené aux quatre coins du monde. Friedman a publié deux livres importants: From Beirut to Jerusalem, un essai sur la guerre du Liban considéré par certains analystes comme le meilleur livre jamais écrit sur le Moyen-Orient; et The Lexus and the Olive Tree: Understanding Globalization, un ouvrage portant sur les retombées de la mondialisation.

Alors que la plupart des intellectuels conspuent la mondialisation, Friedman, lui, en louange les vertus. Une attitude à contre-courant, qui lui a valu l'insigne honneur d'être nommé "une des trois personnes les plus dangereuses au monde" par la revue de gauche The Nation. "Les militants croient avoir le monopole de la compassion, dit-il. J'ai des nouvelles pour eux: on peut être à la fois pour la mondialisation et contre la pauvreté et l'exclusion."

Pendant que sa mère – 81 ans – joue au bridge avec des Français et des Russes par Internet, Friedman voyage de Bangkok à Tokyo et de Bombay à Istanbul, histoire d'analyser les rouages de l'économie mondiale. "La mondialisation est au 21e siècle ce que la guerre froide était aux années 1950, affirme-t-il: la structure narrative qui assemble toutes les pièces du puzzle. Si vous ne comprenez rien à la mondialisation, vous ne comprenez rien au monde." L'actualité l'a rencontré dans les bureaux du New York Times à Washington, tout près de la Maison-Blanche.

QUESTION: Il y a quelques années, la mondialisation semblait la solution miracle aux problèmes qui affligeaient la planète; mais aujourd'hui, on la dit responsable de tous les maux: chômage, exploitation du tiers-monde, inégalités sociales… Où se situe la vérité, selon vous?

RÉPONSE: Au milieu, bien évidemment. De toute façon, se prononcer pour ou contre est futile. La mondialisation existe, qu'on le veuille ou non, et elle est là pour rester. La question est de savoir comment utiliser cette force extraordinaire à notre avantage, comment la dompter, la domestiquer. Vous avez beau détester le soleil, ça ne l'empêchera pas de se lever tous les matins…

QUESTION: Que pensez-vous des manifestations qui ont eu lieu lors de la rencontre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, en décembre dernier?

RÉPONSE: Tout dépend de quel Seattle on parle. Lorsqu'on analyse ce qui s'est passé, on se rend compte qu'il y a eu trois Seattle. Le Seattle de ceux qui voulaient ralentir le train de la mondialisation pour en descendre. Le Seattle de ceux qui voulaient le ralentir afin de monter à bord. Et le Seattle de ceux qui voulaient l'accélérer afin de rester dedans.

Le premier Seattle est celui des syndicats, des anarchistes, des écolos et des gauchistes. C'est une coalition disparate, pour ne pas dire incohérente. Les syndicats ma-nifestaient pour protéger leurs acquis tandis que les environnementalistes descendaient dans la rue pour sauver les tortues de mer. Les débardeurs et les écolos ne sont pas des alliés naturels. Si vous étiez une tortue, croyez-moi, vous n'aimeriez pas vous retrouver face à un groupe de débardeurs qui vident un cargo! Mais voilà, malgré leurs différends idéologiques, ces deux groupes se sont retrouvés du même côté de la barrière, car ils combattaient le même ennemi: la mondialisation.

Le deuxième Seattle est celui des pays en voie de développement: la Chine, le Pakistan, le Mexique, le Brésil, l'Inde, l'Égypte et le Bangladesh. Les gens de ces pays n'étaient pas dans la rue, mais à l'intérieur. Ils se sont présentés à Seattle pour négocier une meilleure entente. Ils ne sont pas contre la mondialisation, au contraire: ils veulent une plus grande part du gâteau! Ils disent aux États-Unis et au Canada: "On a ouvert nos frontières pour vous permettre de nous vendre vos gadgets high-tech; le temps est maintenant venu d'ouvrir les vôtres pour que nous puissions vous vendre notre textile." Si Seattle s'est terminé en queue de poisson, ce n'est pas à cause des manifestants qui brandissaient des pancartes devant les caméras de télé: c'est parce que les pays en voie de développement et les pays riches ne sont pas parvenus à s'entendre.

Finalement, il y a le troisième Seattle, celui de Microsoft et d'Amazon.com, qui veulent accélérer le processus afin de profiter au maximum de la mondialisation. Trois Seattle, trois combats complètement différents.

QUESTION: Vous êtes très critique envers l'attitude des grands syndicats face à la mondialisation…

RÉPONSE: Ce sont des faux culs, des hypocrites. Ils affirment être pour la protection de l'environnement et contre l'exploitation des pays pauvres, alors qu'en fait ils s'en foutent royalement. Pendant les négociations de Seattle, la Coalition contre l'OMC a acheté quatre ou cinq pleines pages dans le New York Times afin de faire valoir son point de vue. Savez-vous combien cela coûte? Dix-neuf mille dollars la page.

Les grands syndicats ne veulent rien savoir de l'environnement, de l'exploitation du tiers-monde ou des conditions de travail qui règnent dans les ateliers de misère: ce qu'ils veulent, c'est que les emplois demeurent aux États-Unis, un point c'est tout.

Prenez l'Afrique, par exemple. Ce continent compte plus de 50 États; 290 millions de personnes y vivent avec un dollar par jour. Que veulent les Africains? Négocier un accord de libre-échange avec les États-Unis afin d'y exporter du textile. À l'heure actuelle, à peine 0,8% du textile importé aux États-Unis provient de l'Afrique. Un petit État comme le Honduras exporte sept fois plus de textile aux États-Unis que tous les pays d'Afrique réunis! Or, que disent les syndicats américains aux producteurs de textile africains? "Vous ne vendrez pas votre produit chez nous. Pas question!"

Officiellement, les syndicats ont le coeur sur la main. Mais en fait, ils sont très égoïstes.

QUESTION: Cela dit, on peut comprendre leurs craintes: la mondialisation menace leurs emplois. Les multinationales ferment leurs usines aux États-Unis et déménagent dans des pays où la main-d'oeuvre est moins chère, et les restrictions, moins grandes…

RÉPONSE: Effectivement, les emplois déménagent. Mais ils déménagent de la Chine à l'Afrique – pas des États-Unis au Mexique! Une étude de l'International Trade Commission démontre que les conséquences de la mondialisation sur les syndicats américains sont négligeables. Cela, ils le savent, mais n'en soufflent mot.

Chaque fois qu'une entreprise abolit des postes, ça se retrouve en première page des journaux: 500 emplois supprimés ici, 400 coupés là. Or, on ne parle jamais des emplois qui se créent grâce à la mondialisation. Pourtant, il y en a des milliers! Actuellement, aux États-Unis, nous avons le plus bas taux de chômage de l'histoire moderne. Et ça ne profite pas qu'à la classe moyenne blanche, mais à toutes les couches de la population.