BloguesRichard Martineau

Peuple, à genoux

Ainsi, si l'on en croit les sondeurs, Lucien Bouchard serait (de nouveau) le Sauveur du Québec. La majorité des Québécois voteraient pour lui s'il se présentait aux prochaines élections.

Eh oui: Lucien Bouchard.

L'homme qui a coupé 900 millions de dollars dans le système de santé.
Monsieur virage ambulatoire.
Mister Déficit zéro.

Dire qu'on se promène avec des plaques d'immatriculation qui disent: "Je me souviens."

Ah oui, on se souvient? Je nous trouve plutôt amnésique… C'est peut-être pour ça qu'on inscrit notre credo sur nos plaques: parce qu'on a la mémoire courte, parce qu'on a tendance à oublier.

Tenez, voici un texte que j'ai écrit sur Lucien Bouchard en septembre 1996. Juste pour nous rappeler comment c'était quand Lulu dirigeait la province…
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UN HOMME ET SON PÉCHÉ

Dans son dernier numéro, le magazine L'actualité, sous la plume de son journaliste Michel Vastel, nous apprend que Lucien Bouchard vit terré comme un moine dans une petite chambre du sinistre bunker de Grande-Allée avec, pour seuls compagnons, une lampe de secours, une télé qu'il n'allume jamais et un petit lit de camp. Le soir, après ses quinze heures de dur labeur, il prend un petit ascenseur en compagnie de ses deux gardes du corps, traverse un étroit couloir encombré de boîtes de carton, et s'enferme dans sa cellule austère, où il broie du noir jusqu'à l'aube.

Il n'ouvre jamais une bouteille de vin. Il ne voit presque pas sa famille. Il combat la déprime.

Bref, le gros party.

On savait que Lucien Bouchard avait un faible pour la prédication. On savait également qu'il était un fervent catholique, pas très chaud à l'idée de sortir les crucifix des écoles, et respectueux de la hiérarchie de l'Église (il faut voir à quelle vitesse il s'est empressé de renoncer à sa pension de député fédéral dès qu'un évêque a fait la moue). On apprend maintenant qu'il a une âme de martyr.

«Je souffre pour que vous puissiez obtenir le salut…»

On a eu Ti-Poil, l'américanophile moyen qui roulait vers l'Indépendance au volant de sa Chrysler Reliant achetée à crédit. On a eu Monsieur Parizeau, qui possédait une Cadillac de l'année avec chauffeur costumé. Maintenant, on a Lulu, qui traverse le désert en marchant, un bâton de pèlerin à la main et des sandales de cuir aux pieds.

Old Orchard, Québec inc., le coeur du frère André.

Les trois mamelles de l'imaginaire québécois.

Si au moins Lucien Bouchard sablait le champagne entre deux coupures dans le système d'éducation, comme tout politicien qui se respecte, on pourrait se réveiller la nuit pour le haïr. Mais non: il fait des crises d'angoisse, et dort sur la paille. Qu'est-ce qu'on peut faire, dans ce cas-là? Rien.

Rien, sauf s'agenouiller à ses côtés et accepter, nous aussi, de faire des sacrifices.

Pendant le Sommet socio-économique de mars 96, Lucien Bouchard parlait de la catastrophe qui nous attendait au tournant du XXIe siècle si l'État québécois refusait d'assainir les finances publiques:

«Nous sommes à la veille de devoir rogner sur notre qualité de vie, sur notre solidarité, et sur notre esprit de famille. Nous sommes à la veille de devoir être regardants, pingres, grincheux. Nous sommes à la veille de ne plus nous reconnaître, nous, Québécoises et Québécois, qui aimons être différents, être libres, être bien et avoir toujours une place à table pour un parent, un ami, un voisin arrivé à l'improviste. Nous sommes à la veille d'être des Séraphin Poudrier. Et moi je dis: «Jamais ça! Jamais!»» (tiré de Lucien Bouchard mot à mot, un savoureux recueil de citations paru récemment chez Stanké).

Six mois et de multiples coupures plus tard, qui est en train de ressembler au célèbre grincheux des Pays d'en haut? Lucien Bouchard lui-même!

Tel un vrai Sauveur, il a sacrifié son âme (et sa tranquillité d'esprit) pour le bien-être de son peuple. Il a fait voeu de pauvreté pour que nous puissions continuer d'être heureux. Il a renoncé aux biens terrestres pour que nous puissions continuer d'être libres. Il a courbé l'échine pour que les générations futures puissent lever la tête.

C'est pas admirable, ça?

Alors, brebis et agneaux, la prochaine fois que vous entendrez le mot «compression», avant de sortir vos pancartes, de descendre dans la rue et de pester contre le premier ministre, dites-vous que c'est beaucoup plus dur pour lui que pour vous.

Voyez-vous, si Lucien Bouchard coupe neuf cents millions de dollars dans le système de santé, s'il diminue vos prestations d'assurance sociale, s'il augmente le loyer des HLM, ce n'est pas parce qu'il vous veut du mal; au contraire: c'est parce qu'il veut votre bien (et qu'il est déterminé à l'avoir, coûte que coûte, dût-il porter une couronne d'épines et boire du vinaigre).

Parce qu'il veut vous mener à la Terre promise.

Parce qu'il a une mission à accomplir. Alors que vous et moi n'avons qu'une vie à vivre.