BloguesRichard Martineau

La bête

Et si le Mal existait?

Je ne rigole pas. Je pose cette question sérieusement.

Lorsqu'on regarde ce qui s'est passé cette semaine, on se demande si, effectivement, le diable n'existe pas.

Je ne suis d'ailleurs pas le seul à m'interroger sur la chose.

Dans Le Figaro du 29 août 1996, le journaliste Georges Suffert signait récemment un billet intitulé L'esprit du mal. Dans le New Yorker du 22 juillet de la même année, l'écrivain et essayiste John Updike publiait un long texte sur le diable. Et on ne compte plus, dans les librairies, les ouvrages portant sur le sujet.

Je ne parle pas des romans de Stephen King, mais d'essais sérieux, comme Dark Nature: A Natural History of Evil, du biologiste anglais Lyall Watson; Speaking with the Devil: A Dialogue with Evil, du psychanalyste Carl Goldberg; The Death of Satan: How Americans Have Lost the Sense of Evil, d'Andrew Delbanco; The Origin of Satan, d'Elaine Pagel, etc.

Pourquoi ce soudain intérêt pour le Mal comme entité vivante?

Probablement parce que la science n'apporte plus de réponses satisfaisantes; parce qu'elle ne nous permet pas de comprendre pourquoi certains humains posent des gestes aussi horribles. Parce que le Mal, en 2006, est si ignoble, si absolu, si grotesque et si extrême qu'il échappe à la raison et prend une valeur métaphysique.

Quand j'écoute les bulletins d'information, le soir, et que je vois des faits divers horribles comme celui qui s'est passé en Belgique, je pense toujours au chef-d'oeuvre d'Alfred Hitchcock, Psycho.

Rappelez-vous…

Des meurtres sordides se produisent dans un motel minable, en bordure d'une route perdue. On se demande quel monstre a bien pu les commettre. Puis, vers la fin, on voit le meurtrier: un grand gars maigrichon, qui porte une perruque, et qui parle comme une femme.

On ne comprend pas. Que se passe-t-il? Qu'arrive-t-il? Pourquoi cet homme d'apparence normale a-t-il commis de tels actes criminels?

C'est alors qu'un psychologue se pointe, sorti de nulle part. Il nous explique ce qui s'est passé: la mort de la mère, l'identification, les coups du beau-père, le traumatisme de l'enfance, la tentation de l'inceste, l'obsession pour les blondes, la peur du vice, et patati et patata.

Bref, Freud 101.

Du coup, on est soulagé. Alors, il y avait une explication! La raison a fini par vaincre la démence, tout est rentré dans l'ordre, la science est sauve. On peut expliquer, donc on peut combattre, prévoir, contrôler, guérir.

On a domestiqué la bête, on l'a rentrée de force dans une bouteille, on lui a collé une étiquette; et l'humanité peut dormir tranquille.

Mais Hitchcock ne serait pas Hitchcock sans une bonne dose de cynisme. N'est-il pas le maître du macabre?

Alors que la plupart des cinéastes auraient terminé Psycho sur cette pirouette réconfortante, Hitchcock, lui, fait sortir le psy par la porte de gauche, puis nous balance un gros plan de l'assassin, assis dans une cellule capitonnée d'un asile psychiatrique. Le monstre nous regarde dans les yeux et sourit.

Du coup, tout ce qu'on a entendu dans la scène précédente fout le camp. Les belles paroles du psy, les grandes théories crypto-scientifiques, la grille d'analyse freudienne et les formules toutes faites: tout ça s'écroule, tout ça implose. On se retrouve devant la folie pure, une folie immense, absolue, écorchée vive, qui échappe à tous les discours.

On a l'impression de se retrouver face à face avec le diable.

C'est exactement comme ça que je me sens lorsque je vois le visage de maniaques, de pédophiles meurtriers et d'assassins, au petit écran.

Les spécialistes ont beau nous sortir leurs grandes théories concernant la pauvreté, l'inceste, l'aliénation, le père manquant, la mère étouffante et la frustration sexuelle; ils ont beau citer Freud, Jung, Marx, Reich ou Lacan; ils ont beau remonter jusqu'à l'arrière-arrière-grand-père du tueur, pour expliquer son geste et traquer le premier grain de sable qui a enrayé sa mécanique cérébrale, rien ne tient, rien ne colle.

On continue de fixer un gros trou sans fond.

Un gros trou noir qui gobe tout, et ne renvoie rien.

«Il est des choses que la science ne peut même ni nommer ni dire, parce que son langage les anéantit, les fait disparaître», dit Francesco Alberoni dans La Morale.

C'est le cas de la folie meurtrière, de la rage, du Mal. Plus on essaie de les comprendre, moins on les comprend. Plus ils échappent à la raison.

Plus ils nous effraient.