Le Cri du caméléon
Afin de donner le coup d’envoi du marathon théâtral qu’est le Carrefour, quoi de mieux qu’un spectacle s’adressant au plus large des publics, de 8 à 88 ans. Anomalie-cirque compagnie est formée de dix artistes issus du Centre national des arts du cirque de Châlons. Le Cri du caméléon fut leur projet de fin d’étude en 1995. Joué plus de deux cents fois depuis sa création, l’original concept mis en scène par Josef Nadj s’inscrit comme porte-étendard de cette volonté de renouveau du cirque européen. Un cirque qui n’a aucune pudeur à entrelacer sa tradition avec d’autres formes d’art telles que la danse et le théâtre. Un cirque qui s’en voit rajeuni, revigoré.
En faisant appel à Josef Nadj, chorégraphe innovateur au langage du mouvement unique, les dix finissants s’assuraient d’une collaboration qui les mènerait aux frontières de leurs disciplines respectives. Créateur d’images évocatrices et fantastiques, Nadj s’aventurait quant à lui sur un terrain peu connu. «J’en étais à ma première expérience avec le cirque, explique le metteur en scène. Je suis arrivé avec un désir de mettre sur piste des concepts de danse et de théâtre afin de dépasser le cap du numéro et ainsi créer une véritable dramaturgie. J’ai trouvé chez ces artistes une grande ouverture d’esprit doublée d’une grande volonté.» Tout ne s’est pas fait en un tour de main. Il fallait d’abord que Nadj compose avec les données de cet exercice pédagogique qui constituait en fait l’examen final des étudiants. Chaque numéro se devait d’être intégré au spectacle, d’où certains compromis. Mais plus encore, le chorégraphe et sa troupe ont dû trouver ce fragile équilibre, digne du plus adroit funambule, entre la démarche théâtrale et le cirque. «La première période de travail fut assez longue, poursuit Nadj. Beaucoup d’expérimentation, de remises en question et d’improvisation. Je devais aussi apprendre à connaître chaque individu. C’est primordial pour moi car je n’arrive jamais avec un concept déjà tout prêt.» En décomposant chaque numéro afin d’en extraire ses clefs et son sens premier, le chorégraphe a mis sur piste un spectacle euphorique, ponctué de clins d’oil à Fellini, à Magritte, à Kantor, à Beckett et à Kafka. Comme thème central, la métamorphose. Goût du risque et haute virtuosité au programme.
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne
On le surnomme le «chien fou surdoué» du théâtre français. Stanislas Nordey a le regard intense et la jeune trentaine déjà bien remplie. Idéaliste réaliste, il carbure à l’engagement total. Directeur du théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis depuis avril 1997, sa feuille de route en tant que metteur en scène impressionne: il transite allégrement de Marivaux à Genet, en passant par Passolini, Koltès et Shakespeare. Avec J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, de Jean-Luc Lagarce, il reçoit le Prix de la critique théâtrale pour la meilleure création française 1996-1997. La pièce est présentement en tournée en Amérique latine puis viendra faire un crochet par Québec. Heureux détour.
Histoire d’un retour et de ses conséquences, l’avant-dernière pièce de Lagarce a immédiatement séduit Stanislas Nordey. Un jeune homme revient dans sa famille qu’il a quittée depuis longtemps. Il est malade, fatigué, mourant. Cinq femmes étaient restées derrière lui. Elles n’ont pas de noms, seulement un âge ou une fonction. L’absence du jeune homme, et son retour, est au centre de leurs vies. Elles prendront cette parole longtemps refoulée et raconteront les envies, les espoirs déçus et les désirs contenus. Silencieuses depuis toujours, ces femmes ne sauront plus s’arrêter de parler. «(…) il y a chez Lagarce une véritable épopée de la langue dans un déploiement de la phrase qui va jusqu’au suspense, explique le metteur en scène (entrevue accordée à la presse française en mars 1997). Lagarce avait un vrai amour de la littérature, de la grammaire, de la construction de la phrase, donc de la pensée.» Disparu en 1995 à l’âge de 38 ans, l’auteur est reconnu pour ses univers faits de poésie, de modestie et de pudeur. Il raconte l’indicible à l’aide de détails familiers, de phrases quotidiennes qui deviennent chant incantatoire.
Pour les fins de cette production aux saveurs d’intimité, Stanislas Nordey s’est entouré de figures féminines familières. Les cinq rôles sont campés par sa compagne, sa mère, son ancien professeur de théâtre ainsi que par deux amies de très longue date. Une histoire de famille qu’on dit racontée avec sensibilité, grâce et luminosité.
Péreira prétend
Directeur du Théâtre de la Commune et cofondateur du Théâtre de l’Aquarium, Didier Bezace est un homme têtu. Ce qu’il appelle son «entêtement amoureux», c’est dix années de voyage entre le livre et le théâtre. Cette fois-ci, son périple se nomme Péreira prétend, tiré du roman éponyme d’Antonio Tabucchi. Adapter une ouvre pour la scène constitue pour lui un combat. «La littérature résiste au théâtre, explique le metteur en scène lors d’une entrevue par satellite. Avec la mise en espace, le spectacle s’empare du livre, pour un temps. Mais c’est le livre qui s’inscrit en longévité, plus que le spectacle.»
La scène se déroule en 1938, dans un Portugal dirigé par Salazar. La menace gronde au-dessus de toute l’Europe. Péreira est vieillissant, seul et obsédé par l’idée de la mort. Journaliste semi-retraité, il est responsable de la page culturelle dans un quotidien de Lisbonne. La littérature, la limonade trop sucrée et le portrait de sa femme décédée lui permettent d’éviter de voir ce qui se passe autour de lui. Sa rencontre avec un jeune Italien et sa petite amie, engagés dans la lutte contre le fascisme, l’obligera à sortir de sa coquille ouatée d’inhibitions et de craintes afin de regarder la réalité en face. Dans cet État totalitaire, il deviendra un héros à sa façon.
Grand Prix du syndicat de la critique en France en 1997, Péreira prétend est le dernier volet de la trilogie C’est pas facile, conçue et mise en scène par Didier Bezace. Un triptyque qui se veut une recherche et un commentaire sur le rapport de l’individu et du groupe face à l’inconscience et à la bêtise. Brecht et Bove ont été à la source des deux premiers volets. «Il y a dans ces spectacles une volonté de retrouver une forme chorale, une espèce de chour contemporain, poursuit Bezace. Avec Tabucchi, on a affaire à un roman sur le rebond. Plusieurs éléments doivent s’imbriquer pour les choses agissent. La tête et le cour doivent y concourir. Péreira ne fait rien pour qu’il se passe quoi que ce soit, mais il arrive tout de même quelque chose. Il macère, lentement, se refuse à l’action, puis accepte. C’est l’envie de rebond.» Et le metteur en scène ajoute qu’un des aspects intéressants du roman est qu’il propose «un moment d’héroïsme de journaliste», chose plutôt rare paraît-il…
Un cadre avec une photo, deux chaises, trois acteurs. Voilà tout ce qui est nécessaire pour que cette parole s’élevant contre l’inertie prenne sa place. Une parole qui n’a pas laissée indifférente une Europe en partie angoissée par la montée de l’extrême-droite. «Ce n’était pas nécessairement volontaire, mais partout où on promène le spectacle, on sent les gens réagir avec inquiétude, conclut Didier Bezace. Qualifiée d’incontournable événement du Festival d’Avignon 1997, la pièce Péreira prétend fera escale à Québec avant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique pour une tournée qui la mènera aux quatre coins de l’Ancien Continent. A attraper au vol…
Quel est ce sexe qu’ont les anges?
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Jean-Pierre Brisset était un original. Ce chef de gare féru de science qui vivait au tournant du siècle avait observé que les spermatozoïdes ressemblaient à des têtards; il en avait logiquement déduit que l’homme descendait de la grenouille.
L’hypothèse fait sourire et on pourrait en rester là si ce n’est que des théories fumeuses, le bonhomme en publiait à répétition. Ses recherches linguistiques, par exemple, démontrent son incroyable naïveté: partant du principe que les sons, peu importe leur graphie, ont une origine commune, il pouvait prétendre entre autres perles que le terme «examen» venait tout naturellement de «sexe-en-main».
Un tel farfelu frappe l’imagination; André Breton, pape du surréalisme, l’avait déjà notifié dans son Anthologie de l’humour noir. C’est d’ailleurs dans ces pages qu’Eugène Durif, cofondateur du théâtre l’Envers du décor, découvrit l’ouvre loufoque de Brisset. Il n’a jamais oublié cette lecture d’étudiant: l’homme de théâtre rend aujourd’hui hommage à Brisset avec Quel est ce sexe qu’ont les anges?, une pièce adaptée de ses écrits. «Il s’agit en fait d’une fausse conférence, indique Durif depuis Paris. On n’avait pas envie de se moquer de lui, mais de le prendre au sérieux, ne serait-ce que pour la beauté de cette recherche sur les étymologies.» Avec sa complice Catherine Beau, il nous convie à une leçon inusitée qui pourrait aller jusqu’à traiter de l’origine du monde et, comme l’indique le titre, de la nature des anges.
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