Denise Agiman : Mariage à l'italienne
Scène

Denise Agiman : Mariage à l’italienne

En mettant en scène Mort accidentelle d’un anarchiste, de Dario Fo, DENISE AGIMAN réunit des comédiens francophones et italophones sur une même scène. Et permet au théâtre La Ribalta d’offrir au public son premier spectacle tout en français. Les temps changent…

C’était en 1993. Au moment même où Sylvie Drapeau triomphait sur les planches du TNM dans La Locandiera, Denise Agiman incarnait elle aussi la sémillante Mirandolina, au Centaur… en italien. La Ribalta, troupe théâtrale qu’elle a fondée en 91 en compagnie de deux autres acteurs d’origine italienne, avait été officiellement sélectionnée pour souligner au Canada le bicentenaire de la mort de Goldoni.

Un point tournant dans l’évolution de cette troupe amateure italophone, qui décide alors de s’engager sur la voie professionnelle. Denise Agiman, qui apprend les rudiments de la mise en scène à la faveur d’une maîtrise en art dramatique, reprend les rênes de la compagnie. Aujourd’hui, quelques pièces (dont un programme triple et bilingue de Pirandello à La Licorne, en 96) et quelques expériences plus tard, La Ribalta fait le grand saut, en présentant son premier spectacle entièrement en français: Mort accidentelle d’un anarchiste, de Dario Fo, au Quat’Sous.

Porteuse d’un discours interculturel, la troupe veut désormais rejoindre la majorité francophone d’abord, tout en continuant à servir la communauté italienne… «mais dans un esprit d’intégration linguistique». «Le théâtre, c’est de la communication, explique la volubile metteure en scène. Il fallait se faire comprendre. Inutile de parler juste à un ghetto. Le français est la langue officielle, ici.» Quitte, peut-être, à décevoir un tantinet la communauté italophone, laquelle, il faut cependant le dire, maîtrise de plus en plus la langue de Molière…

«Évidemment, il y aura des critiques. Mais on est prêts à ça. A un moment donné, il faut trouver une langue commune, sinon on ne va plus se parler. Nous, on veut créer un trait d’union. On a la confiance de la communauté italienne maintenant, et à travers nous, on voudrait rapprocher (les deux groupes). Mais c’est une utopie, peut-être… Dans un climat de confiance, on peut y arriver. Je trouve que le théâtre est le lieu idéal pour essayer de se parler. Parce qu’il y a une volonté de rencontre dès le départ. Le public qui va au théâtre est ouvert à un dialogue. Le choix linguistique, c’est fondamental. Sinon, on habite la même maison, mais chacun reste dans sa chambre.»

Jouée dans un français pimenté de quelques mots italiens, Mort accidentelle illustre d’ailleurs bien cette volonté de dialogue, puisque la distribution mélange à parts égales francos et italophones. Martine Beaulne, Gabriel Gascon et Jacques E. Le Blanc y côtoient Paolo Molesini, Pierre Pinchiaroli et Silvio Orvieto (c’est la prestation de ce dernier, fort appréciée aux Auditions du Quat’Sous l’an dernier, dans un extrait de cette même pièce, qui a amené Denise Agiman à proposer le spectacle à Pierre Bernard).

Écrit en 1970, une époque politiquement très troublée dans la patrie de Goldoni, le texte lance une attaque satirique contre le pouvoir. «C’est une pièce née comme un manifeste politique. On y trouve des dogmes, un moralisme social-démocrate, du prolétariat… Des choses un peu anachroniques. Mais il y a aussi quelque chose d’important: montrer quel est le rôle de l’artiste, du fou, dans la société, ce qu’il peut faire pour démasquer les erreurs de certains pouvoirs.» L’ouvre s’inspire de faits véridiques: la fin tragique d’un anarchiste arrêté en 1969, et «tombé» de la fenêtre de la préfecture de police de Milan. «On n’a jamais découvert la vérité. Les policiers ont donné différentes versions absolument absurdes. Ils se sont contredits, se sont perdus dans leurs mots, dans la paperasse et la bureaucratie.»

Tout un discours que Denise Agiman a pris garde de ne pas souligner au trait gras, optant plutôt pour l’esthétique plus légère, anti-psychologique, de la commedia dell’arte, associée à l’auteur de Mistero Buffo. Issu de l’école du cabaret, Dario Fo croit que c’est en faisant rire le spectateur qu’on ouvre son inconscient. «Par le jeu exagéré, grotesque, on montre ce qu’il y a de plus caché.»

Fraîchement «nobélisé» (dans la controverse), l’homme de théâtre italien travaille dans la spontanéité. C’est un maître de l’improvisation devant public. «Il n’écrit pas ses pièces d’abord avec les mots. Architecte, il dessine les situations. Une fois dessinées, il avait coutume de les jouer devant le public tout de suite. Le public est son cobaye. Et, soir après soir, le spectacle prend forme. Toutes les pièces de Dario Fo sont le résultat de 400, 500, 1000 représentations. Sa femme enregistre tous les spectacles, et choisit le meilleur. Mais il se donne la liberté d’improviser soir après soir: c’est ça, la commedia dell’arte. Il faut s’adapter au public.»

«Ce n’est pas vrai que la commedia dell’arte est morte au XVIIIe siècle, affirme Denise Agiman. On l’a dans le sang. Les Québécois l’ont dans le sang. Par exemple, j’ai joué Les Belles-Sours en italien: c’est de la commedia dell’arte pure. Et dans la façon québécoise de jouer, je trouve qu’il y a cette "physicalité", ce côté latin: une spontanéité.»
On le voit: Italiens et Québécois ont beaucoup en commun. La Ribalta tend une perche au public francophone, en espérant qu’il va la saisir. A chacun de faire un pas…

Au Théâtre de Quat’Sous
Jusqu’au 28 juin
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