Roger Larue : Éloge de la différence
Scène

Roger Larue : Éloge de la différence

Pour ROGER LARUE, la comédie est un moyen d’accéder à la vérité. Depuis Cabaret Neiges Noires, l’acteur défend habilement des personnages marginaux. Comme celui qu’il jouera cet été au Théâtre de Rougemont, dans L’Homme aux trésors.

Discrètement mais sûrement, Roger Larue affirme sa présence sur les scènes montréalaises depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre, voilà quinze ans. Il a fait sa marque dans la défense de personnages de laissés-pour-compte. Et «défense» n’est pas un vain mot pour le comédien.

«Sans vraiment l’avoir décidé, je me rends compte avec les années que je suis attiré par les pièces où il y a des personnages marginaux, délaissés, différents, confie d’emblée Roger Larue. La différence, c’est le mot clé. Peut-être à cause d’une sensibilité différente, j’ai été très vite marginalisé, enfant, et j’en ai beaucoup souffert. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles je fais du théâtre. Je trouve ma force dans la défense des personnages différents. Parce que je trouve qu’on est dans une société souvent très peu tolérante, par rapport à toutes sortes de divergences.»
Même la production estivale dans laquelle il joue présentement, au Théâtre de Rougemont, s’écarte du schéma typique de la pièce d’été. L’Homme aux trésors, qui a valu à Marie-Louise Nadeau le Masque du meilleur texte en 1995, n’a rien d’une pantalonnade aux mille portes claquantes. Cette légende colorée, mise en scène par Jean-Stéphane Roy, se situe vers 1930 dans un petit village imaginaire, où débarque un jeune survenant (Vincent Graton) sans le sou, mais bien charmeur…

Aux côtés de Suzanne Champagne et Isabelle Drainville, Roger Larue incarne l’aubergiste Jacob, un étranger. «C’est un Juif et il est très marginalisé. Il est obligé de se forcer constamment pour plaire aux autres. Et je pense que c’est un peu sa perte, en même temps, parce qu’à partir du moment où on essaie d’être comme les autres, on perd son identité. Aujourd’hui, à 39 ans, je me rends compte que ma force, c’est la différence que j’ai dû assumer. Ça m’a pris ben du temps (rire). Quand j’ai essayé de me confondre avec les autres, je me suis perdu. Je pense que si on veut avoir quelque chose à donner aux gens, il faut savoir qui on est. Moi, j’ai commencé à faire ce métier-là avec un grand amour du théâtre; j’allais au TNM à 11 ans, et j’aimais tout. Après, je me suis rendu compte que c’était une sorte de refuge pour moi: c’était un monde où j’étais accepté. C’est là que j’ai éprouvé le plaisir d’être en groupe.»
C’est avec Cabaret Neiges Noires, et la troupe Il va sans dire, que le comédien a vraiment trouvé sa place. A l’époque, il avait l’impression de plafonner, d’être coincé dans un cul-de-sac, incapable de toucher à ses rêves. «J’avais de petits rôles dans des pièces classiques, et plus ça allait, plus je perdais intérêt, plus je pense que je devenais un acteur banal. Je m’effaçais. Je ne savais pas pourquoi je jouais.»

C’est en voyant Nuit blanche, de Jean-Frédéric Messier, en compagnie de Dominic Champagne, quelques semaines avant la lancée du projet Cabaret, que le déclic se fait. Roger Larue comprend que c’est là ce qu’il veut faire de sa vie, de son art: se servir de son imaginaire, de toute la liberté que permet le théâtre, «le lieu le plus libre de la terre».

«Dans Cabaret, on parlait des gens "à côté". J’ai fait partie d’un groupe et je me suis identifié beaucoup à ce groupe-là. Et ça m’a permis de me rendre compte de qui j’étais, d’entreprendre les démarches nécessaires pour me connaître.»

La tragédie comique
En débutant dans le métier, Roger Larue voulait jouer les tragédiens. Mais la vie a plutôt fait en sorte qu’il a exploité son (formidable) talent comique; un don, celui de faire rire, qu’il juge «très valorisant». Et, même dans la caricature, il défend toujours l’intégrité profonde de ses personnages… «Dans la comédie, il n’y a pas autre chose que la vérité. Il faut aller chercher la vérité, puis l’exacerber.»

Le comédien a coutume de s’investir à fond dans ses rôles. L’été dernier, pour camper son impayable technicien en garderie dans Pierre et Marie… et le Démon, au même théâtre, il a passé une semaine en compagnie de bambins… Afin d’entrer dans la peau du travesti zoophile (!) de Lolita, il s’était forcé à fréquenter tous les soirs, pendant près d’un mois, le bar L’EntrePeau… En outre, il avait insisté pour concevoir son costume avec Suzanne Harel, question de s’approprier le personnage.

«J’aime faire ça. C’est une belle facette de notre métier que d’aller fouiller dans la vraie vie. C’est ce qui fait que je grandis comme être humain et comme acteur. Et je me rends compte qu’il faut que j’aille au-devant du metteur en scène pour proposer des choses. Si je ne propose rien, peut-être vais-je me faire imposer des choses qui ne me parleront pas. Si j’arrive avec une idée, ça vient de moi, donc j’ai ma place là-dedans.»

Et c’est sa façon de prendre sa liberté. «Quand je suis sorti de l’École, j’ai été surpris, parce que je pensais que l’acteur avait tous les pouvoirs. Or, je ne décide pas de la pièce, de mon rôle, des costumes… Mais je peux décider de ce que je veux faire avec le personnage. Et c’est la chose la plus importante, parce que c’est ce que les spectateurs vont recevoir de l’être humain devant eux: ce qu’il aura décidé de montrer.»

En pleine effervescence, Roger Larue commence à toucher à ses rêves. Entre deux Beaumarchais (Le Mariage de Figaro, ce printemps, au Rideau-Vert, et Le Barbier de Séville, au TNM, la saison prochaine), il tiendra à l’automne le rôle principal d’Une visite importune, de Copi, à l’Espace Go. «Une comédie irrévérencieuse sur le sida.»
Lui-même poussé par l’énergie du survivant, le comédien aime l’irrévérence, les défis lancés à la vie. «Le travesti de Lolita, ça me plaisait de défendre ça. Tout le monde disait que c’était d’une vulgarité totale, mais moi je trouvais le personnage très digne. Il a le droit de vivre, lui aussi. Et je pense qu’on a un devoir humain de se pencher sur les gens que la vie a amenés ailleurs. Ça me fouette le sang, telle une sorte de bravade. C’est comme si je me donnais le droit de faire maintenant ce que je n’ai pas fait, jeune, quand je me faisais baver. A un moment donné, je pense que ça passait par la revanche. Mais j’ai dépassé ça. Je crois que c’est tout simplement le désir d’être moi-même, d’être fort par rapport à la vie, d’être battant.»

L’Homme aux trésors
Au Théâtre de Rougemont