Éric-Emmanuel Schmitt : La philosophie dans le boudoir
A Paris, les théâtres privés se l’arrachent. ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT est l’auteur derrière les créations à succès des années 90 en France. Avec Le Libertin, un boulevard philosophique, le Théâtre Juste pour rire tente de rendre justice à cet auteur.
(PARIS) «On n’échappe pas à la philosophie. Même en la refusant, en arguant sur son inutilité… on se trouve toujours à philosopher!» C’est ainsi que la philosophie a rattrapé le critique venu à Paris parler de théâtre. Au cours d’une rencontre avec l’auteur du moment en France: Éric-Emmanuel Schmitt. L’entrevue a eu lieu au bureau d’un des plus importants agents d’auteurs dramatiques de la capitale, situé rue Feydeau! Il n’y a pas de hasard, dit-on.
Le dramaturge de 38 ans, qui a obtenu un doctorat en philosophie avec une thèse sur «Diderot ou la philosophie de la séduction», a créé, en 1997, à Paris, Le Libertin. Une comédie dans laquelle le philosophe-séducteur livre ses considérations sur la morale et les plaisirs de la chair. Cette pièce est sa deuxième à faire l’objet d’une production en sol québécois. La première ayant été Le Visiteur, au Rideau-Vert voilà trois ans, et qui sera reprise cet été au Bic, par le Théâtre les gens d’en bas, dans une mise en scène de Françoise Faucher. Fidèle à sa tradition de théâtre de qualité pour un large public: le Théâtre Juste pour rire a programmé Le Libertin. Pièce de résistance de l’été théâtral montréalais, le spectacle mis en scène par Denise Filiatrault prend l’affiche le 3 juillet au Théâtre Saint-Denis II, avec Robert Lalonde et Louise Marleau.
Éric-Emmanuel Schmitt est donc parti pour la gloire depuis Le Visiteur, en 1993, une comédie dramatique traitant du nazisme, de l’antisémitisme, de l’athéisme et autres questions de morale et d’idéologie. Un dialogue entre deux imposantes figures de la culture occidentale: Dieu et Freud. «Je voulais provoquer une rencontre historique impossible entre deux personnages qui n’ont rien à apprendre l’un de l’autre: Freud étant athée, et Dieu étant certes la dernière personne à avoir besoin d’une psychanalyse (rires)! J’avais mes personnages, mais il me manquait une chose: je cherchais le moment où Freud aurait pu pleurer. L’instant de toutes les incertitudes, où le grand psychanalyste aurait pu douter de tout… même de son athéisme. Je l’ai trouvé quand j’ai su que la Gestapo avait emprisonné toute une nuit durant sa fille Anna, à la veille de leur exil durant la guerre.»
Il y a des jours où l’on comprend les choses; il y en a d’autres où on les sent. Telle pourrait être la devise d’Éric-Emmanuel Schmitt. Tant dans sa vie que dans son ouvre dramatique, Schmitt oscille constamment entre la raison et l’émotion. «La philosophie occupe une place essentielle dans mon existence. Elle m’a aidé à vivre! Enfant, j’étais très vulnérable. Les événements de la vie – la disparition d’êtres chers, le sens de la mort, l’existence de Dieu, le bien et le mal, la sexualité… tout me bouleversait terriblement. Tout était lourd, et je n’arrivais pas à vivre normalement. J’étais un adolescent solitaire qui regardait le monde autour de lui à distance. Jusqu’au jour où j’ai découvert la philosophie. Ça m’a permis de plonger dans le monde.»
La philosophie mène à tout… à condition d’en sortir. Le docteur en philo réalise rapidement que son avenir sera ailleurs. Quoique sans la philo, Schmitt n’aurait jamais écrit pour le théâtre. «En étudiant la philosophie, je croyais trouver des solutions. Je me suis rendu compte que cela est impossible. Tout ce qu’on pense reste toujours… de la pensée. Avec le temps, je suis devenu quelqu’un d’assez sceptique philosophiquement. Mais un sceptique heureux. Je suis un veuf joyeux de la vérité.
«D’ailleurs, notre prétention à la vérité est une chose très dangereuse. Il faut se rappeler que le fanatisme trouve souvent son origine dans le désir des hommes à vouloir des réponses simples, toutes faites, à leurs questions existentielles. Certaines questions demeureront toujours sans réponses. La vérité, c’est un trajet dans la vie. Pas une destination.»
Comme le personnage de Diderot dans sa dernière pièce, le dramaturge se lance ensuite dans un éloge de la légèreté. «Pour moi, la légèreté est une position philosophique. Il faut s’alléger du poids de l’existence pour vivre. Ça ne veut pas dire indifférence ou absence de sérieux. Etre léger, c’est tout simplement ne pas peser. C’est la grande leçon du bouddhisme.
«Il faut se débarrasser des illusions du savoir, de la certitude – et remettre la pensée à sa place. Le fondement de la rationalité scientifique, c’est de tenir un discours qui vaille pour tous: tout le monde en réfléchissant à un problème doit arriver au même résultat. Le rationalisme est essentiel, car, à la base, il correspond à un désir de paix et d’entente pour fonder l’humanité. Mais ça reste une exigence, et non un résultat. Diderot disait: "Métaphysiquer toujours en sachant que la métaphysique ne vaut rien." Il faut relativiser nos aspirations.»
– Vous considérez-vous comme un héritier des auteurs de l’Absurde – Ionesco, Beckett – qui clamaient que le monde n’avait pas de sens?
«Non. Car j’écris plutôt un théâtre du mystère. Et le mystère n’est pas l’Absurde. Je dis que le monde est mystérieux, mais qu’il contient une promesse de sens. Ici et là, j’aperçois des scintillements de sens: dans le sourire d’un ami, dans une ouvre d’art, ou dans la caresse d’un être cher.»
– Toutes vos pièces parlent d’amour.
«Aimer, c’est la fréquentation assidue d’un mystère. Aimer un être, ou même Dieu, c’est toujours admettre qu’on ne connaît pas entièrement l’autre, qu’il y aura toujours quelque chose qui nous échappera…»
Diderot aimait sa femme profondément, mais il la trompait assidûment. Vous aurez compris que c’est le propos du Libertin. Sous des allures de boulevard – Diderot enferme sa maîtresse dans le placard durant les visites impromptues -, Le Libertin trace un portrait mi-fantaisiste mi-réaliste de ce grand séducteur devant l’Éternel. L’idée est amusante. Diderot séjourne chez le baron d’Holbach, à la campagne, pour se reposer. Et aussi écrire un article sur la Morale pour son Encyclopédie. Mais le lieu est davantage propice au libertinage qu’au travail. Le philosophe est plus absorbé par la fille du baron d’Holbach (Maude Guérin), et par une entreprenante portraitiste (Louise Marleau). Finalement, sa morale sera celle du bonheur de l’homme libre de ses actes.
«L’amour, c’est une promesse qu’on fait à l’autre d’être toujours soi-même dans le mystère de la vie. Cela n’a rien à voir avec la fidélité sexuelle», affirme Schmitt se portant à la défense du philosophe, persuadé qu’il était amoreux fou de sa femme.
Comment aurait réagi Diderot, si sa dulcinée lui avait rendu la pareille en le trompant avec de beaux jeunes hommes? «Comme tous les époux: bêtement, au début. Par réflexe de possession. Puis, je crois qu’il l’aurait accepté. D’ailleurs, Diderot était assez en avance sur son époque (le 18e siècle). Il croyait à l’égalité entre les sexes. C’est pour cette raison que je me suis permis d’écrire un monologue féministe, sur le pouvoir des femmes dans la séduction, dit par madame Therbouche» (Louise Marleau).
En France, depuis trente ans, tout tourne autour de la mise en scène et du répertoire avec les Vitez, Chéreau, Lasalle et compagnie. C’est «l’effet pervers» des grands metteurs en scène, estime le dramaturge qui se réjouit que la création contemporaine trouve enfin son public par la voie du théâtre privé. «La nouvelle génération d’auteurs français arrive, paradoxalement, par le théâtre privé. C’est le seul endroit pour un auteur où rencontrer son public et s’installer dans son époque. La perversité du système des théâtres subventionnés en France a trahi la vocation de créer de nouvelles pièces populaires. Pourtant, le metteur en scène reste une courroie de transmission dans l’histoire du théâtre. Il est très important, voire essentiel, car il permet le passage d’une pièce. Mais sa fonction est de transmettre une histoire par l’entremise des acteurs.»
Dans son cas, le passage à la scène semble assez réussi, merci. Mais Éric-Emmanuel Schmitt demeure inquiet: «J’ai vu un documentaire sur Tennessee Williams: La Catastrophe du succès. Le succès peut vous isoler. Vous devenez la proie des flatteurs. Il vous faut vous méfier. Qui croire? Cette chose précieuse – cet équilibre qui permet d’écrire des ouvres qui seront reçues par les autres – il faut la garder. Et la mériter. Reste que le succès est une épreuve que je souhaite à tout le monde!» conclut, philosophiquement, le dramaturge.
Dès le 3 juillet
Au Théâtre Saint-Denis II
Voir calendrier Théâtre
Petite histoire d’un grand succès
La première pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, La Nuit de Valognes, a été créée en 1991 avec Micheline Presle et Mathieu Carrière. La pièce est bien reçue par la critique et sera reprise à la Comédie des Champs-Élysées, naguère le théâtre de Jean Anouilh. L’auteur a seulement 31 ans. Deux ans plus tard, c’est la consécration avec Le Visiteur: Schmitt se mérite trois Molières: meilleur spectacle (théâtre privé), meilleur auteur, et révélation théâtrale. Cette pièce a d’ailleurs déjà été présentée ici, au Rideau-Vert, avec Jacques Godin et Marc Béland. Mentionnons que cinq ans après sa création, Le Visiteur tient toujours l’affiche à Paris. Après une cinquantaine de représentations le printemps dernier, au Théâtre de Marigny, la production mise en scène par Daniel Roussel, avec Rufus, Tom Novembre et Markita Boies (qui joue pour la première fois dans la Ville lumière), sera reprise cet automne. En 1994, le dramaturge a publié un roman (La Secte des égoïstes, chez Albin Michel, Prix du Premier Roman). Également en 94, création de Golden Joe avec Robin Renucci, au Théâtre de la Porte Saint-Martin. En 1996, création à guichets fermés de Variations énigmatiques, au Théâtre de Marigny, avec Alain Delon et Francis Huster. La pièce fait l’objet de plusieurs productions à l’étranger (au Japon, en Allemagne, en Finlande, en Grèce, en Turquie, en Pologne, en Bulgarie…). En 1997, création du Libertin, au Théâtre Montparnasse, avec Bernard Giraudeau et Christiane Cohendy. Finalement, la prochaine pièce de Schmitt, Frédérick ou le Boulevard du Crime, sera créée en septembre 1998, à Paris, avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle principal. (L. B.)