Le Libertin : Débauche de mots
Avec Le Libertin, ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT a imaginé un Diderot qui change de philosophie comme il change de maîtresse. Cela donne un divertissement agréable et cultivé. Mais Diderot méritait mieux…
Les dramaturges s’intéresseraient-ils autant aux grands artistes s’ils n’étaient pas aussi de sacrés sensuels? La bagatelle étant plus vendeuse (et plus théâtrale?) que les idées, les comédies tendent à réduire les figures célèbres qu’elles mettent en vedette à une caractéristique lubrique. Ainsi, le jeune Picasso devient un «sédoucteur espagnol», point à la ligne. Et Diderot, un Libertin.
Présentée par le Théâtre Juste pour rire, la comédie d’Éric-Emmanuel Schmitt a auparavant triomphé dans les théâtres privés parisiens. Pas étonnant: sous la caution intellectuelle apportée par un grand penseur, on peut rire sans avoir l’impression de mettre ses neurones au chômage. Et, truffée de réparties brillantes et d’éclairs de réflexion, la pièce se révèle un divertissement érudit: un boulevard au vernis intellectuel, saupoudré de mots d’esprit. En fait, tout ça sent la formule à plein nez. Recette brillamment appliquée, mais recette tout de même.
On y voit le philosophe des Lumières (Robert Lalonde) réfugié à la campagne, dans le but avoué de s’y reposer. Un repos qui sera constamment troublé. Côté tête, son Encyclopédie réclame de toute urgence la rédaction d’un article sur la morale, un concept des plus flexibles pour le libidineux penseur. Côté cul, les tentations abondent. Diderot butine donc d’une fleur à l’autre, quittant les bras d’une belle artiste (Louise Marleau), qui peint son portrait en tenue d’Adam, pour ceux de sa légitime (Sonia Vachon), en proie à une soudaine crise de jalousie; ou encore ceux d’une jolie jeune vierge (Maude Guérin). Coincé entre les exigences du corps et de l’esprit, il ne sait plus où donner de la tête – ou autre chose… Les revendications de sa fille (Myriam Poirier), décidément très modernes – elle veut avoir un enfant d’un homme marié, sans s’encombrer du père -, achèvent de le prendre au piège de ses contradictions, confrontant ses théories à leur application dans la réalité.
C’est peu dire que l’auteur – dont la thèse de doctorat portait sur Diderot – déshabille son sujet. En fait, ce Diderot polisson, auquel la pièce prête assez peu d’envergure intellectuelle, change de philosophie comme il change de maîtresse. Sa vie influence drôlement son ouvre. A l’instar de son héros allant et venant entre le libertinage et l’écriture, le texte de Schmitt oscille constamment entre le vaudeville et la philosophie. Sous la brillance des dialogues, jouent vraiment les mécanismes du boulevard, avec le désir comme moteur de l’histoire, et force quiproquos et sous-entendus de nature sexuelle.
Certes, l’intrigue est astucieuse. Et la plume du docteur en philosophie donne naissance à d’intéressantes idées; par exemple, une théorie séduisante sur la différence entre la voluptueuse et le débauché. En fait, la pièce a les défauts de ses qualités: une certaine tendance à faire des phrases pour faire des phrases, à briller pour briller, ce qui rend l’humour assez superficiel et le débat philosophique un peu convenu.
Emporté par sa verve et son talent pour pondre des bons mots, Schmitt ne semble pas toujours savoir quand s’arrêter. Certains dialogues ressemblent à une succession de maximes lancées à la volée. Ça fait son effet, mais cette débauche de perles langagières sert-elle vraiment la pièce? Au théâtre, le mot d’auteur est la chair qui enrobe l’os dramatique, pas l’os lui-même, pas l’objectif ultime du dramaturge. Vers la fin, le spectacle tombe de plus dans le discursif, alors que madame Therbouche se fend d’un long monologue ininterrompu, Diderot ne réagissant pas… Avec le spirituel et grave face-à-face du Visiteur, le talentueux Schmitt avait mieux su sonder les abîmes métaphysiques humaines, sans pour autant renoncer à la légèreté formelle.
La production signée Denise Filiatrault ne manque pourtant pas de qualités, à commencer par la distribution. Charmant et naturel, Lalonde se meut à son aise dans un rôle qui lui convient à merveille. La plantureuse Sonia Vachon révèle une forte nature comique. Toujours aussi juste, Maude Guérin joue les ingénues rusées avec vivacité et une fraîcheur pleine d’allant. Seule Louise Marleau paraît d’abord un peu artificieuse en artiste prussienne, comme si cet accent haletant la conduisait à forcer son jeu. Mais la comédienne se «raplombe» par la suite, composant avec grâce et assurance une femme libre et vénale.
En gros, tout cela donne un divertissement agréable et cultivé. Mais il me semble que Diderot méritait mieux. Et Éric-Emmanuel Schmitt aussi, lui dont le talent manifeste pourrait lui permettre d’aller beaucoup plus loin.
Jusqu’au 8 août
Au Théâtre Saint-Denis II
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