André Brassard / Michel Tremblay : Noces d’art
Après plus de trente-cinq ans de collaboration artistique, le tandem André Brassard / Michel Tremblay retourne au Rideau Vert cet été pour fêter, non pas un, mais deux événements: la création d’Encore une fois, si vous le permettez; et le trentième anniversaire des Belles-Sours. Conversation entre les deux plus célèbres complices du théâtre québécois. Exclusif.
C’est la première fois qu’André Brassard va jouer, en plus de mettre en scène, une création de Michel Tremblay. Est-ce un cadeau que l’auteur fait à son accoucheur scénique pour souligner les trente ans de la création des Belles-Sours, le 28 août prochain?
André Brassard: C’est plutôt un cadeau que je me suis fait… (rires)
Michel Tremblay: Mon agent m’avait prévenu qu’André allait m’appeler pour me demander quelque chose à propos de ma nouvelle pièce. Je me suis dit: «Bon, ça y est, les coupures vont commencer!»
A. B.: Au lieu d’une coupure, je lui ai proposé un gros rajout!
M. T.: J’ai tout de suite accepté qu’André joue dans la pièce. D’autant plus que cette création représente beaucoup de choses pour nous. Le fait de revenir dans le théâtre où a été créée Les Belles-Sours, avec André incarnant mon alter ego, et Rita (Lafontaine) interprétant ma mère, c’est très excitant pour nous trois, qui sommes amis depuis 1963.
Avant le succès des Belles-Sours, en 1968, j’avais déjà écrit Contes pour buveurs attardés, Le Train, et Le Onzième – une pièce disparue depuis… Mais j’étais encore un amateur; il ne se passait rien professionnellement. Je me rappelle une rencontre déterminante, pendant l’Expo 67, avec André (Brassard) et Louise Jobin (une amie devenue conceptrice de costumes). Nous étions dans un resto en face du parc La Fontaine et ils sont passés aux aveux: «Tu vas avoir vingt-cinq ans, il serait temps qu’il se passe quelque chose, tu devrais te grouiller, envoyer ton manuscrit à des directeurs artistiques…» Et ainsi de suite… Imaginez, mes amis me traitaient de raté! Moi, qui avais tendance à être atavique et défaitiste (comme beaucoup de Canadiens français à l’époque), ça m’a donné un boost pour devenir écrivain.
A. B.: Tu nous disais hier, à Rita et à moi, que si ta mère n’était pas morte prématurément, en 1963, tu n’aurais peut-être jamais écrit Les Belles-Sours l’année suivante…
M. T.: Oui, je me serais probablement censuré. Ou j’aurais caché mon texte. Ma mère aurait peut-être fini par le voir produit au théâtre. Je ne sais pas. Mais c’est sûr que les choses se seraient passées autrement.
A. B.: Pourquoi ta mère, plus que ton père, ou un autre membre de ta famille?
M. T.: ?C’est avec ma mère que je discutais toujours. C’est elle qui m’a formé artistiquement. Elle a influencé mes goûts, ma culture. Si elle n’avait pas aimé ce que j’écrivais, j’aurais été profondément malheureux. Décevoir son mentor, c’est épouvantable.
A. B.: Je ne comprends pas ça! Intellectuellement, je peux réaliser qu’une personne s’empêche de faire des choses pour ne pas décevoir les gens qu’elle aime. Mais maudit, que je trouve que c’est une conception fuckée de l’amour! Si une personne t’aime, elle va t’aimer même si t’as une drôle de coupe de cheveux; ou même si t’as écrit une pièce médiocre…
M. T.: Tu n’as pas eu à dealer avec des parents. Je vois tellement de gens autour de moi qui ont été victimes de chantage émotif de la part de leurs parents. Et cela les a paralysé durant toute leur vie!
A. B.: D’accord, je suis orphelin (bien que mon histoire soit plus compliquée que ça). Mais je me considère chanceux de l’être. Je travaille à l’École nationale de théâtre. J’y croise des jeunes de vingt-cinq ans qui traînent des blessures d’enfance terribles. Je pense alors: «Si ce gars-là avait été orphelin, il aurait perdu dix ans de moins dans sa vie!» De toute façon, c’est pour ça qu’on voit la vie autrement: on a vécu des choses différentes.
M. T.: Tu es plus rationnel que moi, c’est sûr. Tu veux toujours savoir le pourquoi des choses. Quand tu m’interroges sur une réplique, si je n’arrive pas à t’expliquer sa raison d’être, je suis sûr que je ne la reverrai plus jamais! Au début, je prenais ça personnel… Puis, j’ai compris que c’était dans l’intérêt de ma pièce. André fait un travail d’assainissement de mes textes: il nettoie le superflu. Je souhaite un Brassard à tous les dramaturges!
A. B.: Ce n’est pas une vertu: c’est parce que je suis, et que j’ai toujours été, incapable d’obéir. Si on me demande de faire telle chose, je dois savoir pourquoi. Au théâtre, j’essaie de faire le chemin inverse de l’auteur: je pars de la réplique écrite et je me rends dans la tête de l’auteur pour savoir pourquoi c’est écrit comme ça. C’est le plaisir de l’horloger qui démonte une horloge pour en comprendre le mécanisme. Je suis plus carré que Michel.
M. T.: J’ai l’impression, parfois, que tu joues à être rationnel. Pas vraiment jouer. Je veux dire…
A. B.: C’est correct! Tu peux le dire. J’ai toujours voulu comprendre. Et je n’en suis pas si fier. Parce que je me trouve complètement coupé de ton côté émotionnel, sensible et musical. Sais-tu, Michel, que je suis toujours, à cinquante et un ans, incapable d’écouter de la musique classique!?
M. T.: J’ai réussi une fois à te faire écouter un quatuor à cordes de Brahms. Parce que, justement, un quatuor, c’est de la musique plus cérébrale. Tu pouvais la comprendre: tu entendais quatre musiciens jouer quatre tounes différentes. Mais une symphonie, avec une douzaine de violons, des cors, des flûtes, etc., tu n’y arrives pas!
A. B.: Pourtant, si j’avais appris à lire la musique, j’aurais peut-être aimé être un chef d’orchestre…
M. T.: Parce qu’en dirigeant, tu comprendrais la musique. Je me rappelle une discussion que nous avons eue, quand nous étions très jeunes. Tu me demandais pourquoi, d’un chef d’orchestre à l’autre, il pouvait y avoir autant d’interprétations d’une même symphonie, car dans la portée tout est écrit d’avance: le rythme, la tonalité, la mesure… Et je te parlais du rythme intérieur d’un chef d’orchestre par rapport à un autre. Chaque artiste a son rythme.
Quand j’écris une pièce, la seule chose que je ne contrôle pas, c’est le rythme. D’ailleurs, je te dis toujours de me laisser me conter l’histoire à moi-même, de me rendre jusqu’au bout, avant de m’en parler.
A. B.: Mais, en commençant une pièce, tu sais comment elle va finir, toute la structure est faite dans ta tête, non?
M. T.: Je sais où je m’en vais à 95 %. La seule surprise que je me permets, c’est de trouver le bon rythme. C’est ce que je préfère: trouver les mots qui donnent le rythme à une réplique afin qu’elle soit bonne. Par contre, une fois la pièce terminée, et si André comprend mes intentions, je le laisse libre. Je n’assiste jamais aux répétitions. Je dis souvent qu’il doit seulement y avoir un boss sur un show. Et le boss, c’est le metteur en scène.
A. B.: Ce serait difficile, pendant les répétitions, si l’auteur était toujours à côté des acteurs. Au Québec, ce n’est pas comme à Broadway. A New York, le théâtre est une grosse industrie avec des lines doctors (littéralement un «docteur» qui enlève ou ajoute des répliques). Ce côté marchandise des productions ne date pas d’hier. Déjà, en 1830, Balzac disait qu’il vivait dans une société où il n’y avait plus d’ouvres d’art mais seulement des produits artistiques.
M. T.: Le cinéma et la télévision en sont les meilleurs exemples. Mais le théâtre aussi. De plus en plus, on montre au public une jambe d’un acteur et on lui dit: «Venez voir le reste la saison prochaine…»
A. B.: Dans une relation entre deux êtres, ou entre deux groupes, lorsque l’intermédiaire devient plus important que les deux concernés, il y a un problème. Un auteur français a déjà dit que la relation privilégiée au théâtre, en France, se fait entre la critique et le metteur en scène; au lieu d’être entre les acteurs et le public.
Votre relation artistique a-t-elle beaucoup changé avec les années?
M. T.: Avec le temps, bien sûr. André et moi, nous avons pris des chemins différents. D’abord, on ne se voit plus tous les jours, comme dans les années 60 et 70. Notre première coupure a été physique, voire géographique. C’est quand André est parti, en 1982, diriger le Théâtre français du Centre national des arts, à Ottawa.
A. B.: Pour moi, la coupure s’est plutôt déroulée en 1977, quand j’ai eu mon premier chum sérieux. Au lieu d’aller souper tous les soirs au resto avec Michel , je rentrais rejoindre Charles à la maison.
Curieusement, c’est l’année où a été créée Damnée Manon, sacrée Sandra, la pièce qui marque la fin du cycle des Belles-Sours…
M. T.: C’est vrai! Et ça correspond aussi à une période de ma vie où je n’ai pas écrit une ligne pendant presque deux ans.
A. B.: Après la première de Damnée Manon, Michel et moi, pour la première fois, nous ne nous sommes pas dit spontanément: «Next!»
M. T.: J’avais l’impression que je n’avais plus rien à dire au théâtre. Un an et demi plus tard, j’ai commencé à écrire La grosse femme d’à côté est enceinte, le premier roman des Chroniques du Plateau Mont-Royal, avec lequel j’amorçais la genèse du cycle théâtral que j’avais fini avec Damnée Manon, sacrée Sandra.
A. B.: J’ai réalisé quelque chose avec le temps. En 77, tu es sorti de ton adolescence. Jusqu’à Damnée Manon, tes pièces affirment des choses. Elles disent: ceci est bien, ceci est mal. A partir de L’Impromptu d’Outremont et des Anciennes Odeurs, en 1980-81, tu questionnes les choses.
Je ne suis pas un sociologue, mais je trouve que les jeunes d’aujourd’hui acceptent trop facilement ce que leur disent les plus vieux. Quand j’avais vingt ans, si un vieux me disait: «Voyons donc, c’est impossible, tu ne peux pas faire ça», je ne le croyais pas, et je le faisais quand même! Mais les jeunes d’aujourd’hui nous croient quand on leur dit que ça ne peut pas se faire…
M. T.: Si on avait écouté les plus vieux, on aurait détruit le manuscrit des Belles-Sours. Pendant trois ans, presque tout le monde nous disait que c’était pas montable: que la pièce était trop vulgaire, que ça coûterait trop cher, qu’on ne trouverait pas quinze comédiennes, etc.
A. B.: Pour la création de La Duchesse de Langeais, c’était encore pire. Aucun comédien d’expérience ne voulait toucher à ça! Pourtant, je pense que c’est le personnage le plus extraordinaire de tout le théâtre de Tremblay.
M. T.: C’est le seul personnage que j’ai ajouté à la famille d’Albertine, et qui est extérieur à mon univers personnel dans le cycle des Belles-Sours.
A. B.: D’ailleurs, je te l’ai déjà dit: le plus grand choc de ma vie, ç’a été d’apprendre, en lisant Sainte Carmen de la Main, la mort tragique de la Duchesse. Pour moi, c’était comme apprendre subitement la perte d’un être cher. J’ai longtemps pensé que tu n’avais pas le droit de tuer la Duchesse. Pis tu m’avais même pas averti. Mon maudit…
Encore une fois, si vous le permettez
Dès le 4 août
Au Théâtre du Rideau Vert
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