Moisés Kaufman : Pièce à conviction
Avec Grossière Indécence, le metteur en scène new-yorkais MOISÉS KAUFMAN a connu un immense succès tant ux États-Unis qu’en Europe. A la veille de la première de la production québécoise de sa pièce, au Rideau Vert, Voir a joint l’auteur à Londres. Exclusif.
«Cette pièce a changé ma vie.» Du jour au lendemain, Moisés Kaufman, un artiste de la scène en marge de Manhattan, est devenu un visage important du théâtre new-yorkais. Le nom de Kaufman est venu s’ajouter aux Tony Kushner, John Guare, Joe Mantello, Terence McNally et autres créateurs américains.
«Quand j’ai lu la critique de Grossière Indécence, dans le New York Times, j’ai tout de suite su que rien ne serait plus jamais pareil. Je faisais du théâtre off-off-Broadway depuis dix ans. Les critiques ne venaient même pas voir ce que je faisais. Mon travail était vu par le public du Downtown. Maintenant, je savoure le succès.»
Le succès est arrivé subitement, à 33 ans, car Moisés Kaufman s’est entêté à croire en son projet: une pièce sur les trois procès qu’a subis Oscar Wilde, à Londres, en 1895. Un épisode judiciaire qui a débuté sur une simple affaire de libelle, pour finir en dénonciation publique de son homosexualité par l’aristocratie anglaise. Emprisonné et condamné à deux ans de travaux forcés pour grossière indécence, le célèbre écrivain perdra, avec cette sentence, famille, carrière, fortune, santé et réputation. A l’expiration de sa peine, en 1898, il s’exile en France, où il meurt, en 1900, dans la solitude et la déchéance.
La descente en enfer d’Oscar Wilde est un sujet captivant, qui a fait l’objet de nombreuses biographies depuis un siècle. Pourtant, au départ, personne ne faisait confiance au projet de Kaufman. «J’ai offert ma pièce à 37 producteurs, raconte-t-il, en entrevue téléphonique. Et j’ai essuyé 37 refus! Les producteurs me disaient que Grossière Indécence ne marcherait jamais. Que le sujet était trop complexe pour la scène. Que ma pièce ressemblait à une thèse ou à une conférence; mais pas à un spectacle de théâtre!»
Kaufman et sa compagnie, le Tectonic Theater Project, ont donc décidé de produire eux-mêmes Grossière Indécence, bien que la troupe n’en eût pas les moyens. Créée dans une petite salle du East Village, en mars 1997, la pièce connaît un tel succès qu’elle revient au printemps dans un plus grand théâtre off-Broadway, le Minetta Lane. Elle y a tenu l’affiche pendant 18 mois! En dehors de New York, pas moins d’une trentaine de productions auront été présentées en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, d’ici l’été prochain.
«Il faut croire à ses rêves, dit Kaufman. C’est la leçon que j’ai apprise avec Grossière Indécence. Les producteurs ne voyaient pas au-delà du texte. Mais moi, je suis fasciné par la structure dramatique. J’ai toujours abordé le théâtre par la forme. Je n’ai pas écrit ce texte seul chez moi pour donner le manuscrit à des acteurs. Je l’ai rédigé avec l’aide des acteurs de la troupe. Le manuscrit évoluait au fil des répétitions. La plupart des pièces qu’on peut voir actuellement à Broadway ressemblent à des téléséries ou à des films. Il y a une raison à cela: la plupart des comédiens à New York désirent travailler pour la télévision ou le cinéma.
«Quand j’ai commencé à faire mes recherches sur les trois procès de Wilde, j’ai réalisé que tous les témoins avaient des points de vue différents sur les mêmes événements.
Chacun avait sa version des faits. Je me suis alors posé des questions sur la véracité de l’Histoire. Grossière Indécence présente un groupe d’acteurs qui refont le fil des événements pour comprendre ce qui s’est vraiment passé avec l’affaire Oscar Wilde. Mon but est de montrer qu’il n’y a pas de vérité historique. Car l’Histoire est un ensemble de récits qui changent selon les intérêts de chacun.»
Pourquoi Oscar Wilde plutôt qu’un autre personnage historique? «Wilde est un être complexe. C’est impossible de le réduire à une seule chose: le dandy, l’homosexuel, l’homme de théâtre, l’esthète… Il a soulevé des questions sur l’art, la société, les classes, les genres. La plupart des gens ne connaissent qu’un côté de Wilde: l’homme de théâtre brillant, plein d’esprit; ou le dandy extravagant et cynique. Par contre, ils connaissent moins bien son côté sérieux: le critique social, l’intellectuel qui donnait des conférences à travers le monde. Wilde interrogeait le rôle de l’artiste et de l’art dans la société.»
Le côté révolutionnaire et anarchiste de Wilde apparaît clairement dans les transcriptions des interrogatoires des procès. Les procureurs ont déposé, comme élément de preuve, son roman Le Portrait de Dorian Gray. A la barre, les avocats de la Couronne, souvent avec mépris et arrogance, l’ont harcelé. Wilde a dû défendre son roman, ses personnages, et ses opinions artistiques.
«Sous une histoire de mours, explique Kaufman, les procureurs ont fait le procès de l’immoralité d’une ouvre d’art. Ils ont dicté les limites qu’un artiste ne doit pas franchir pour rester dans la moralité. Actuellement, aux États-Unis, on se pose beaucoup de questions sur le rôle de l’art et de l’artiste dans la société. Des lobbys ont tenté de censurer certains artistes. Ils ont demandé à la Cour suprême de légiférer afin que l’État ne subventionne pas des ouvres jugées immorales: comme celles d’Andres Serano ou de Karen Finley. Heureusement, les revendications de ces groupes n’ont pas déclenché un consensus social. Sinon, des artistes auraient peut-être été condamnés à la prison… Comme Oscar Wilde.»
Cent ans plus tard, les questions que soulève la fin tragique de Wilde demeurent donc d’actualité. Dans sa mise en scène de la production du Rideau Vert, à partir de la traduction de René-Daniel Dubois, René Richard Cyr va tenter de prouver qu’un siècle après la fin de l’ère victorienne, l’artiste reste toujours au milieu d’une bataille dont l’issue est sa liberté de créer. Cyr dirigera Denis Bernard, dans l’exigeant rôle d’Oscar Wilde, ainsi que Normand D’Amour, Stéphane Gagnon et six autres jeunes comédiens.
Du 22 septembre au 17 octobre
Au Rideau Vert
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