Roger Larue : Les chemins de la liberté
Scène

Roger Larue : Les chemins de la liberté

Avec Cyrille, dans Une visite inopportune, de Copi, ROGER LARUE trouve son premier grand rôle. Un aboutissement naturel pour ce comédien qui, de Cabaret Neiges noires à L’Homme aux trésors, a souvent défendu des personnages marginaux.

La scène a quelque chose de surréel. En cantatrice lobotomisée, France Castel offre son cerveau – ou ce qui en tient lieu – à un Roger Larue doté d’un léger accent argentin, lequel pousse un cri de dégoût, très «Cage aux folles», et se débarrasse au plus vite de l’objet encombrant en le lançant à un autre. S’ensuit un échange rapide du «cerveau» entre trois comédiens, pendant que retentit une aria de La Traviata… Un haut moment de burlesque. «Cette pièce est complètement dingue», conclut Gérard Poirier après la scène. Il n’y a pas à dire: on s’amusait ferme dans la salle de répétitions de l’Espace Go, un mois avant le début du spectacle…

Une comédie débridée, donc, Une visite inopportune? Pas si simple. Sur le mur de la salle, le metteur en scène André Brassard a épinglé une reproduction de Géricault représentant un agonisant. Comme un constant rappel du thème fondamental de l’ouvre-testament du bédéiste et dramaturge Copi, qui l’a écrite sur le lit d’hôpital où il se mourait du sida. La visite inopportune, c’est aussi la Grande Faucheuse, qui se pointe entre deux situations saugrenues. Comme le roi mourant d’Ionesco, le protagoniste de cette «comédie de la mort» rendra son dernier soupir sur scène.

Couronnée par le Prix de la critique dramatique, lors de sa création à Paris, en 1988, la pièce tangue donc entre le rire et la mort, deux pôles peut-être pas si éloignés l’un de l’autre, ainsi que nous l’ont enseigné les maîtres de l’absurde. André Brassard, qui songeait depuis longtemps à monter Une visite inopportune, en est bien conscient: tout le défi de l’équipe consiste à trouver cet équilibre délicat entre le thème foncièrement tragique et les situations délirantes du texte. «De toute façon, vivre, c’est aussi dramatique, et aussi ridicule que ça», dit-il.

Le metteur en scène n’aime pas définir pourquoi il choisit ses comédiens. Mais parions qu’il aura vu chez Roger Larue, qui incarne l’agonisant Cyrille, ce mélange d’exubérance et de sensibilité, de panache et d’humanité, qui fait la singularité de la pièce. De Lolita aux Huit Péchés capitaux, cet être d’une grande sensibilité a su s’éclater sur scène dans des compositions où l’émotion et la fantaisie faisaient bon ménage.

«Le premier souvenir que j’aie du théâtre, c’est de faire rire, explique Roger Larue. C’est tellement valorisant, pour moi. Dans le rire, il peut y avoir beaucoup d’intelligence. Je commence à être capable de rire de moi. Et je trouve que quand on est capable de rire de soi, on a compris beaucoup de choses dans la vie. Si la pièce est intelligente et que les spectateurs rient, à un certain moment, ils vont rire d’eux-mêmes, aussi, à travers l’autre. Et ça, je pense que ça fait évoluer le monde.»

«Une pièce très réaliste sur le sida, ça ne m’aurait vraiment rien dit. Parce que je trouve que le théâtre est là pour faire exploser la vie. J’aime beaucoup quand ça «flye», quand ça décolle de la réalité – mais jamais de l’être humain; sinon, le théâtre, ce n’est pas intéressant. Je pense que si on décolle de la réalité, on est plus en mesure de la comprendre.»

Trois semaines plus tard, assis dans un café bruyant, à quelques coins de rue de l’Espace Go, Roger Larue avoue éprouver un mélange d’excitation et d’inquiétude devant ce premier rôle principal – si on exclut le théâtre d’été – qui lui échoit à quarante ans. «Mais je me lève le matin, et j’ai hâte d’être à l’Espace Go. Ces temps-ci, je suis bien quand je répète; c’est là que j’ai du fun. Quand je suis chez nous, je continue à travailler, mais dans ma tête. C’est un peu obsédant. Oui, je trouve que c’est un gros rôle. Je vais toujours bien mourir du sida tous les soirs.»

Le comédien n’a pourtant eu aucun doute quand le metteur en scène lui a fait lire cette pièce irrévérencieuse, où un personnage s’exclame «quelle maladie sublime!» au chevet d’un sidéen. «Je n’ai pas hésité, d’abord parce que c’était Brassard. Je ne sais pas si j’aurais pu dire oui tout de suite à quelqu’un d’autre, parce que c’est un sujet délicat. C’est arrogant, provocant parce que ça bave la mort, le sida; ça rit de la mort. Et je pense qu’il faut que ce soit fait avec beaucoup d’humanité, sinon ça pourrait être mal interprété. Copi a écrit la pièce avant de mourir. Ça ne fait aucun doute pour moi: le gars écrit ce qu’il vit; donc, il ne se trompe pas. Évidemment, il l’a écrite comme il a vécu toute sa vie, aussi. Ce n’est pas une pièce SUR le sida, c’est une pièce de Copi sur son univers à lui, avant tout. Son monde est très original. Copi aimait le boulevard, alors il a écrit la pièce comme ça. C’est écrit avec sa façon de vivre, de penser, de vivre le théâtre.»

Et, probablement, sa façon de faire un pied de nez à la mort imminente. «Je me dis que oui, c’est de braver un peu la mort, la maladie, en sachant que, de toute façon, tu vas mourir, mais de faire: "M’a me battre avec toi, la mort." Moi, je trouve qu’il y a beaucoup de dignité dans ce geste-là, dans cette tentative de parler de la mort comme ça.»

La dernière scène
Cyrille, un comédien à la repartie cinglante, célèbre donc «le deuxième anniversaire de son sida» en compagnie de son vieil admirateur Hubert (Gérard Poirier), le metteur en scène de ses derniers instants de vie. Autour de son lit de mort, s’agite toute une faune un peu «bédéesque», un peu théâtrale, qui essaie de lui voler sa dernière scène, de se frotter à sa gloire. Un médecin (Paul Savoie) qui pratique la lobotomie comme «hobby», une infirmière passionnée (Dominique Quesnel), une diva italienne exaltée (France Castel) et un jeune journaliste (Érik Duhamel) étonnamment discret…

«Ça s’intitule Une visite inopportune, et je me rends compte qu’il y a une part de solitude, commente Roger Larue. Il y a un tas de parasites autour de Cyrille, qui continuent à vivre et à vouloir quelque chose de lui, à sucer son énergie; mais lui est tout seul avec la maladie. Il n’est pas capable de vivre sa dernière heure et demie comme il voudrait la vivre. Je pense qu’à la fin il finit par se réconcilier avec les gens, par mourir en paix. Mais tout au long de la pièce, il est révolté. Ça l’enrage de ne plus pouvoir être maître de lui.»

En ce sens, la fausse – et première – mort que Cyrille met en scène avec la complicité d’Hubert est une façon de reprendre le contrôle, pour le personnage comme pour l’auteur, qui apparaît à travers lui. «D’après moi, la chose la plus importante pour Copi, c’était la liberté. Toute son ouvre portait là-dessus. La liberté de s’exprimer, d’être arrogant, de dire comment il était, point. Et là, il est malade, les gens commencent à le contrôler un peu, l’infirmière a un pouvoir sur lui. Et ça, je pense que c’est quelque chose qu’il ne prend pas, que les autres aient un pouvoir sur lui. Là-dessus, Copi me parle: la liberté de création, c’est important pour moi. Je ne peux pas supporter d’être enfermé dans quelque chose.

«Je vais citer Brassard: je pense que "le théâtre vient à la rescousse de la vie." La première mort de Cyrille, très théâtrale, c’est pour se débarrasser de cette visite inopportune, lui donner ce qu’elle veut, et après, pouvoir mourir en paix avec son ami. Cyrille, sa façon de mourir, c’est de passer par le théâtre, par ce qu’il aime, ce qu’il connaît. Et Copi, sa façon de mourir, ç’a été d’écrire cette pièce-là. Je trouve que c’est très beau.»

Le théâtre et son double
Roger Larue est un autre que le théâtre a sauvé, de son propre aveu. «Quand j’ai fait du théâtre pour la première fois (au secondaire), explique-t-il après un silence, c’était là la première étincelle qui me disait que je pouvais faire partie d’une société, que je pouvais avoir un rôle à jouer, que je pouvais être accepté. Je me suis vite rabattu là-dessus. Je voyais n’importe quoi et j’aimais ça. Après, j’ai commencé à en faire, sans penser qu’à l’intérieur du théâtre, la vie pourrait me parler aussi. J’ai dû répondre à beaucoup de questions pour me donner le droit de jouer, de vivre quelque chose sur une scène. Il a fallu que je me trouve, que j’apprenne à me connaître, et peut-être que je ne l’aurais pas fait sans le théâtre. Cette communauté m’attirait beaucoup, cette atmosphère de fête-là. Je me disais: peut-être que, là-dedans, je peux trouver du monde qui me ressemble, que je vais pouvoir communiquer. Toutefois, je me suis rendu compte que c’était plutôt à moi à aller vers les autres. Mais, maintenant, je suis ben heureux avec ma gang. (rire)»

Son cheminement jusqu’à aujourd’hui, on le devine dans ce qu’il tait pudiquement comme dans ses confidences, n’a guère été facile. Et si le théâtre vient à sa rescousse, c’est aussi grâce à ce qu’il lui donne le droit d’être, le temps d’un rôle. «Cyrille a quelque chose de très éloigné, et de très proche de moi. C’est un personnage vraiment très marginal, très différent; pas juste à cause de son orientation sexuelle, mais par sa façon de voir la vie. Moi, je suis quelqu’un de très doux. Je n’ai pas cette arrogance-là, et je l’aurai probablement jamais. Mais c’est quelque chose que j’admire chez les gens. Et là, j’ai peut-être le droit de le faire. C’est un personnage qui mord dans la marginalité, qui l’assume complètement, qui la revendique. Et ça, j’aime ça.»
En fait, trouver son premier grand rôle chez Copi, c’est en quelque sorte un aboutissement naturel pour Roger Larue, qui a souvent défendu, tout au long de sa carrière, des personnages différents, exclus. Jusqu’à en faire une sorte de mission personnelle. «J’ai comme l’impression d’avoir été marqué de ce sceau-là. C’est mon sceau. C’est mon combat. Et comme je commence à prendre ma place, à m’en sortir, si je peux aider les gens qui mènent le même combat que moi…»

Ce n’est pas non plus un hasard si c’est André Brassard qui lui a offert ce rôle. «La première personne qui est venue me chercher dans ce métier-là, c’est Brassard. C’est à lui que je dois une fière chandelle, c’est lui qui m’a ouvert le chemin. Il est venu me chercher pour Les Paravents; après ça, il m’a engagé, réengagé. Jamais dans de très gros rôles. Mais, d’abord, il me faisait vivre; et au contact de Brassard, on apprend. Il m’a fait prendre conscience de toutes les possibilités qu’il peut y avoir dans le théâtre, de ce que le théâtre pouvait me donner, si je le faisais par l’intérieur. C’est quelqu’un qui cherche par en dedans à expliquer la vie, les êtres humains. Et je pense que c’est cet oil-là que Brassard m’a donné.»

Fouiller au fond de lui: c’est ce que Roger Larue a fait pour en voir émerger Cyrille. «Léonard de Vinci disait que la sculpture était déjà dans la pierre. Et j’ai l’impression que le personnage de Cyrille est à l’intérieur de moi, quelque part; et moi je "gosse" autour pour qu’il apparaisse. J’ai travaillé, j’ai fait de la boxe, n’importe quoi, pour enlever toutes les couches qui le cachaient. Tout le poids de la vie qui fait qu’on condamne les gens différents.»

Le comédien s’étrangle un peu sur ces derniers mots. A fleur de peau, ses émotions remontent dès que la discussion devient un peu trop intime. Manifestement, le personnage lui rentre dans le corps. «Je suis ben émotif. C’est à cause de ce dont on parle, et du rôle, avance-t-il en riant à travers ses larmes. Je pleure, mais c’est assez joyeux. C’est drôle, ce que ça fait, travailler sur le sida: on dirait que ça réveille l’instinct de vie. C’est troublant à vivre. Alors, on dirait que ça fait: "Câlisse, moi je suis en vie!"»

Vivant, et prêt à plonger dans l’inconnu, comme il croit que le théâtre doit le faire. «J’ai le goût d’aller loin. Mais je suis quelqu’un qui aime bien contrôler les choses. Alors, je me bats souvent avec moi-même là-dessus. Un metteur en scène me disait récemment: "Plonge, Roger." Oui, mais est-ce que je vais plonger dans une piscine vide? Non, faut que je sache où est le fond, avant de plonger. Mais je ne suis pas encore allé assez loin. Car j’ai le goût de découvrir toute la part d’inconnu qu’il y a en moi.»

Pour l’heure, Roger Larue ignore jusqu’où Une visite inopportune va l’amener. «Mais je sais que c’est important pour moi. Peu

importe ce que ça va donner, moi ça me fait du bien. Ça me rapproche de la vie, des autres, de moi-même.»

Jusqu’au 17 octobre
A l’Espace Go
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