Les oranges sont vertes : Le sang du poète
Un quart de siècle après sa mort, Claude Gauvreau continue de diviser le public. Mais sa langue unique et exaltée exerce toujours une attraction qui justifie que son ouvre fasse désormais partie du répertoire. Génial et déroutant.
Entre trois Molière et deux Goldoni, le TNM se lance périodiquement dans la production d’un spectacle à plus haut risque. Un Botho Strauss, un Koltès, un Wedekind, un Ducharme, un Gauvreau. Les oranges sont vertes constitue un pari de cet ordre-là: un univers exigeant et sans compromis – dans le fond comme dans la forme -, qui vient briser le confort de certaines conventions. Si le scandale n’est pas à l’horizon (après tout, qu’est donc une ode au clitoris ou au pénis, à une époque où tout un chacun peut se régaler des plus croustillants secrets d’alcôve de l’homme le plus puissant du monde?…), la pièce, sauvage et grandiose, de Claude Gauvreau continuera sans doute de diviser le public.
Gauvreau, c’est d’abord une langue, une langue touffue et exaltée, à l’imagerie fulgurante, un monde singulier en soi. Il faut s’accrocher, surtout pendant le premier acte, très déclamatoire, où la grande messe païenne du poète se déploie à coups de longues envolées lyriques et érotiques. D’ailleurs – et c’est sans doute normal -, ce qui avait causé scandale à la création du texte, en 72, est peut-être ce qui résiste le moins à l’érosion du temps: ces élans appelant à une libération sexuelle…
Mais, sous cette couche de provocation, sous la sincérité écorchée et la démesure parfois grandiloquente du signataire de Refus global, on découvre que le cour de la pièce demeure fort, probant. Dans cette ouvre où se joue la trahison des idéaux, Gauvreau appelle à la pureté de l’art et au rejet de toutes les compromissions. Et, ultimement, par cette mise à mort d’un poète novateur qui lui-même n’acceptait pas la dissidence idéologique et artistique, il dénonce le conformisme – quel qu’il soit – et l’intolérance.
Comme La Charge de l’orignal épormyable, Les oranges… est centrée sur la figure d’un poète martyrisé, trahi par son entourage. Critique d’art réputé et créateur d’un langage révolutionnaire, «l’exploréen», Yvirnig (Pierre Lebeau) est le mentor d’un petit cercle de peintres avant-gardistes. Mais le suicide de son amoureuse (fragile et lumineuse Marie-France Marcotte), dont il se sent responsable, le plonge dans l’abîme. Avec sa muse, le poète perd en même temps ce qu’il a de plus précieux: sa voix. Cafouillant et délirant, il entame une inéluctable descente aux enfers (à la fin, il est littéralement descendu dans la fosse), tandis que ses amis peintres ne tardent pas à basculer dans un cynisme calculateur dès lors que, non seulement le critique ne leur sert plus à rien, mais qu’il apparaît de plus en plus que sa réputation écorchée peut leur nuire. Prêts désormais à tous les accommodements avec les marchands et le pouvoir ecclésiastique pour servir leur carrière, ses anciens complices pousseront leur trahison jusqu’à sa tragique conclusion…
Certes, il peut sembler hautement ironique que cette pièce qui oppose l’art au commerce soit montée au TNM, grosse institution théâtrale où se cristallise justement, et peut-être plus qu’ailleurs, cette lutte entre les impératifs économiques et les exigences artistiques, entre la nécessité d’attirer un vaste public et la volonté de ne pas trahir sa mission. Mais peut-être est-ce précisément parce que la directrice du TNM se débat elle-même avec des enjeux de cet ordre-là que la nécessité de monter Gauvreau s’est faite si forte…
Peu importe, au fond, puisque la production est à la hauteur des attentes: avec son souffle tragique auquel s’oppose une ironie ravageuse, cet univers sied manifestement à Lorraine Pintal, qui signe là sa mise en scène la plus convaincante des dernières années. En fait, devant ce spectacle très maîtrisé formellement, qui a de l’envergure et de la précision, on songe à son HA ha!… d’il y a huit ans. Ici aussi, la pièce est servie par une scénographie des plus réussies de Danièle Lévesque, toute en verticalité et en clairs-obscurs créés par Michel Beaulieu. La musique aux sonorités étranges de Jean Derome contribue également, avec maestria, à découper des ambiances insolites.
Et la distribution est presque un sans-faute. Si son timbre de voix si particulier tend à étouffer un peu les mots de Gauvreau, pas toujours intelligibles, Pierre Lebeau porte avec une puissance blessée le rôle-pivot d’Yvirnig. Mais c’est Pascale Montpetit, étourdissante de nuances, jouant de la langue à la perfection, incarnant magistralement le cynisme des artistes récupérés, qui emporte d’emblée l’adhésion. Son numéro de strip-tease est un grand moment de dérision assumée.
A côté, le jeu de Pierre Collin paraît un peu trop unidimensionnel. L’autre membre du trio de traîtres, Daniel Brière, tire son épingle du jeu avec une légèreté assurée. La jeune Catherine Archambault ajoute une fraîcheur mutine à la production. En «clown-coryphée», Daniel Parent ne manque pas de présence ludique, mais son personnage, «créé pour empêcher l’équivoque» (au dire de Pierre Gauvreau), reste ici assez ambigu, faute peut-être d’une grande nécessité, aujourd’hui.
Par ailleurs, que de grands comédiens comme Marc Béland et Andrée Lachapelle (merveilleusement drôle et précise) acceptent ainsi de petits rôles, qui n’apparaissent qu’à la toute fin de la pièce, en dit long sur l’attraction qu’exerce encore Gauvreau.
Quant à l’épilogue aux accents révolutionnaires des Oranges sont vertes, disons qu’il «fesse» toujours aussi fort, 26 ans après la création…
Jusqu’au 10 octobre
Au Théâtre du Nouveau Monde