Grossière Indécence : Les grands procès
Scène

Grossière Indécence : Les grands procès

Un siècle après sa mort, Oscar Wilde est devenu quelque chose comme un symbole et une victime du puritanisme victorien. Au Rideau Vert, une nouvelle pièce nous révèle que sa descente aux enfers est un sujet toujours actuel.

«Tout art est à la fois surface et symbole», aura dit Oscar Wilde, entre mille aphorismes brillants et contradictoires. Près de cent ans après sa mort, le grand écrivain est lui-même devenu quelque chose comme un symbole. Un cas exemplaire d’artiste victime de la bigoterie et de l’hypocrisie de son temps. Dure fut la chute: du dramaturge le plus célébré de son époque, Wilde en devint le plus décrié par la société bien-pensante, «le grand prêtre des décadents», à cause d’un crime qui n’en est plus un: l’homosexualité.

Aujourd’hui brandie tel un porte-étendard de la tolérance, donc, la tragique fin d’Oscar Wilde fait l’objet de plusieurs ouvres. Dans Grossière Indécence, traduit pour le Rideau Vert par René-Daniel Dubois, l’Américain Moisés Kaufman a colligé une multitude de documents véridiques: lettres, journaux, mémoires, mais, surtout, les archives des trois procès dans lesquels l’écrivain irlandais fut impliqué en 1895. Des procès hautement révélateurs, qui seront l’occasion pour le dramaturge de défendre sa vision artistique et la liberté de création, en plus d’étaler les préjugés de ses contemporains.

Les procès déraillant bien vite de la simple homosexualité, tous les démons de la société victorienne remontent à la surface: la «moralité» de l’ouvre de Wilde est mise en question; et, ô scandale, on reproche même à l’écrivain de transgresser allégrement les classes sociales en s’encanaillant avec de jeunes serveurs, et autres Anglais d’extraction inférieure… En fait, ce que la société puritaine de l’époque – où pullulent les histoires sexuelles illicites – reproche au flamboyant homme de théâtre, c’est d’avoir porté la question de ses mours sur la place publique, en intentant un procès maladroit au père de son amant. Amenant ainsi au grand jour les tabous que l’Angleterre hypocrite préférait ignorer…

Il y a donc là une destinée émouvante, une réflexion toujours pertinente sur le puritanisme (parlez-en à Bill Clinton), et un vibrant plaidoyer contre la censure artistique qui n’a rien de dépassé (glissez-en un mot à Adrian Lynn, le réalisateur de Lolita..). Premier succès populaire de Moisés Kaufman, un auteur issu d’off-off-Broadway qui aime explorer la forme théâtrale, la pièce joue délibérément sur sa structure de collage, gardant transparente cette sorte de mise en abyme du récit, ce qui rend la mécanique exigeante pour les comédiens, appelés à jouer plusieurs rôles. C’est vraiment en seconde partie, après la mise en accusation du poète, que le spectacle prend son envol, devient réellement prenant, alors que Wilde est confronté plus directement à ses détracteurs. Le texte y gagne une force et un cour dramatiques; et la mise en scène de René Richard Cyr – qui n’est pas sa meilleure – se fait plus resserrée que lors des premiers procès, alors que persistait une impression d’éparpillement et de statisme.

Il aurait probablement fallu une distribution plus forte pour faire passer la rampe à cette forme morcelée, la détacher de son petit cachet pédagogique. Outre les vétérans Henri Chassé et Normand D’Amour, qui s’acquittent honorablement de leurs rôles d’avocats, la plupart des jeunes comédiens, dont plusieurs montraient d’évidents signes de nervosité le soir de la première, n’ont pas suffisamment de métier pour rendre cette partition accusatrice. Pour évoquer, dans toute sa puissance, le cri de blâme de la société puritaine.

Le problème de Stéphane Gagnon, qui campe Bosie avec sensibilité, est autre: sauf dans quelques scènes allusives, le spectacle semble vouloir faire de l’amant de Wilde – celui par qui le malheur arrive – un jeune premier romantique, tout de blanc immaculé vêtu. Comme si on avait affaire à un Roméo et Juliette gay… Il n’y a peut-être pas de «vérité historique», mais les lecteurs de De profundis, la lettre bouleversante que l’écrivain lui a écrite de sa geôle, trouveront que c’est faire beaucoup d’honneur à ce jeune égocentrique intéressé…

Denis Bernard, lui, est heureusement libéré des rôles de jeunes premiers dans lesquels on le cantonnait au début de sa carrière. Depuis quelques années, le comédien semble avoir vraiment trouvé son casting. De Comédie russe en Combat de nègre et de chien, il déploie une force et une justesse impressionnantes, qui font aussi merveille ici. Dans son costume rosâtre se fondant dans le vermillon du décor (pas du meilleur goût…), son Oscar Wilde a de la séduction et de l’émotion, privilégiant la vérité au spectaculaire forcé.

D’abord sûr de lui, arrogant, fanfaron face à ses accusateurs, le personnage se dépouille de sa superbe à mesure qu’il s’enlise dans les procès, révélant en fin de compte la révolte et l’humanité de l’artiste traîné dans la boue. Une voix que ses juges n’auront réussi qu’à rendre plus éloquente. Une voix que, malgré ses quelques faiblesses, cette production de Grossière Indécence a le mérite de faire entendre, aussi puissante après un siècle de silence.

Jusqu’au 17 octobre
Au Théâtre du Rideau Vert