Jocelyne Montpetit : Coup d’éclat
Avec son visage enfariné, ses yeux sombres en amande, et son puissant corps musclé presque nu, JOCELYNE MONTPETIT exprime tantôt la douleur, tantôt l’exultation. Mais, malgré leur aura tragique, ses chorégraphies se dégustent comme un bonbon au beurre.
Jocelyne Montpetit est un phénomène dans le milieu de la danse contemporaine au Québec, voire occidental. Formée à la technique du butô auprès de grands maîtres japonais, elle revient au pays au milieu des années 80 après avoir été la première Occidentale à interpréter cette danse s’inspirant des états intérieurs au sein d’une troupe japonaise. Qu’on associe sans cesse son nom au butô agace la chorégraphe-danseuse: «C’est sûr que ce fut l’expérience la plus marquante de ma carrière. Mais je reste une Occidentale qui a fait autre chose», dit-elle.
N’empêche que sur scène, avec son visage enfariné, ses yeux sombres en forme d’amande et son puissant corps musclé souvent à moitié dévêtu, exprimant avec lenteur tantôt la douleur, tantôt l’exultation, le spectateur a l’impression d’être transporté dans les ténèbres du subconscient. N’ayez crainte: malgré leur aura tragique, les chorégraphies de Jocelyne Montpetit se dégustent comme un bonbon au beurre, et c’est encore meilleur depuis qu’elle occupe seule la scène. C’est que le charisme de l’artiste jetait de l’ombre sur le travail de ses partenaires, aussi talentueux soient-ils. «Les gens n’arrêtaient pas de me qualifier de soliste alors que je dansais en groupe. A force de me le faire dire, j’ai fini par l’être.»
Grand bien nous fasse! Du 7 au 17 octobre, elle livrera, sur la scène de l’Agora de la danse, une nouvelle chorégraphie, Icône, et une reprise du lumineux solo Transverbero. Leur création fut pour elle l’occasion de retourner au Japon, où elle n’avait pas mis les pieds depuis près d’une dizaine d’années.
Ce retour à ses premières amours tombait pile: il lui donnait congé de ses responsabilités professionnelles et lui permettait d’approfondir le concept de la «danse état» en présence du cofondateur du butô, Kazuo Ohno, qui danse toujours malgré son âge presque centenaire. Jocelyne Montpetit lui voue le plus grand respect. Dans un coin de son salon, trône sur un joli meuble ancien une photographie en noir et blanc du maître aux cheveux d’ange. «Lorsque j’habitais au Japon, je le visitais à son studio. Mais je n’y restais jamais longtemps. A cette époque, j’étais une athlète du muscle. Je voulais développer des techniques pour étancher ma soif d’apprendre et de performer.»
«Ohno m’a appris à être en contact avec mes émotions profondes. Il dit que la danse ne s’enseigne pas parce qu’elle est personnelle. J’aime aller dans ses classes, car je m’y sens libre. Ce n’est pas comme avec les autres maîtres japonais, qui entretiennent un rapport possessif avec leurs élèves.»
Le facteur intensité
Ce besoin de nouer avec ses états intérieurs ne date pas d’hier. Ses premières chorégraphies, nées à la fin des années 80, exploraient son passé. C’est un peu plus tard que se sont greffés à ses pièces des thèmes comme l’amour, la mort, la libido, la mémoire refoulée, le désir ou la peur. A chaque représentation, la danseuse exprimait ce que ces thèmes évoquaient dans son corps avec une intensité débordante, comme si sa vie en dépendait. «Dans certaines chorégraphies, comme Lettre à un homme russe, j’avais parfois peur d’entrer en scène parce que je laissais émerger une part d’ombre de ma personnalité. Mais si je n’avais pas fait ce travail d’introspection, Transverbero n’aurait pu voir le jour.»
A la mention du nom de cette pièce qu’elle a créée en collaboration avec l’éclairagiste Axel Morgenthaler, l’année dernière, jaillit une pointe de satisfaction dans la voix de la chorégraphe. Ce solo marque une étape importante de sa carrière. «J’offre maintenant un travail sur le dépouillement, l’état d’être et l’essence primaire.» Sur la scène, elle incarne une danse fascinante avec pour seule partenaire la lumière. Quand le rideau tombe, elle entre dans les coulisses «heureuse et en paix». «Ce n’est pourtant pas évident d’interpréter une danse minimaliste. Si je le fais, c’est sans doute parce que j’ai moins de choses à démontrer.»
Artiste solitaire, et indépendante par le fait même, Jocelyne Montpetit préfère depuis longtemps se charger de la conception de la trame sonore et des costumes. Avec Axel Morgenthaler, la chorégraphe n’a pas eu le choix de tasser dans un coin son désir de contrôler. «Je ne suis pas encore capable de dire à un compositeur: "Fais-moi une musique." J’ai trop peur. Si son travail ne m’inspire pas, ça va être la catastrophe. Ce qui m’intéresse, c’est l’union entre deux esprits. Avec Axel, il y a eu une rencontre artistique. De toute façon, je n’avais pas le choix: j’avais besoin de sa lumière pour pouvoir aller jusqu’au bout.»
Le succès de Transverbero incite la chorégraphe à poursuivre sa recherche de dépouillement. Naît quelques mois plus tard Icône. Depuis longtemps, la chorégraphe souhaitait concevoir une pièce à partir du personnage féminin de La Douce, de Dostoïevski. Ce conte fantastique raconte la liaison d’un homme avec une femme qui a mis fin à ses jours en se jetant par la fenêtre. C’est en écoutant un homme de théâtre russe invité à discourir sur l’ouvre de son compatriote que le concept de l’icône s’est imposé à l’esprit de Jocelyne Montpetit. Celui-ci comparait le pouvoir d’attraction mystérieux et inaccessible de la douce à celui des figures religieuses qui ornent les peintures russes. «Qui était-elle? Une solitaire sans doute comme on en retrouve beaucoup dans le monde. J’ai beaucoup de sympathie pour ces personnes. Quand on gratte sous leur vernis, on découvre souvent un besoin de quête intérieure.»
A l’écouter parler de son travail des dernières années, on ne peut faire autrement que d’établir un lien entre le personnage mystérieux de Dostoïevski et elle. «J’ai longtemps été une grande timide, révèle-t-elle. Je ne suis pas venue à la danse pour rien. J’aurais pu être comédienne. Le problème, c’était que je n’arrivais pas, comme beaucoup de danseurs d’ailleurs, à dire ce que je ressentais à l’intérieur de moi. La seule façon d’y parvenir, c’était de danser.»
Aujourd’hui, les paroles coulent à flots et Jocelyne Montpetit semble bien dans sa peau. Dans quelques mois, elle présentera son spectacle au Théâtre de La Bastille, à Paris. Et si les bailleurs de fonds cessent de lui mener la vie dure, sans doute entreprendra-t-elle une nouvelle création en collaboration avec un calligraphe japonais. Elle ignore où ce désir d’épuration la mènera. Un jour, le rideau se lèvera peut-être sur une danseuse au visage enfariné et aux yeux en amande, quasi immobile pendant tout le spectacle. «Qui sait? , dit-elle dans un demi-sourire mystérieux.
Du 7 au 17 octobre
A L’Agora de la danse