Lautréamont et Les Chants de Maldoror : Les fruits défendus
On ignore presque tout du célèbre comte de Lautréamont, de son vrai nom Isidore Ducasse, qui traversa le milieu du XIXe siècle tel un météore, et dont la prose incendiaire fut mythifiée par les surréalistes, cinquante ans après sa mort. Le Français Marc Zammit, qui se risque depuis 1980 à donner une incarnation théâtrale à la poésie du «chantre de la révolte pure», s’immisce à nouveau dans ses labyrinthes ténébreux avec Dédale III – Naufrages et passions qu’il vient présenter au Théâtre intime de La Veillée, jusqu’au 10 octobre.
Inspiré de deux strophes des fameux Chants de Maldoror, ce spectacle conçu, mis en scène et joué par Zammit et sa comparse Ophélia Teillaud, du Théâtre du conte amer, transporte littéralement le spectateur. L’envoûtement prend l’allure d’un cauchemar poétique qui ne se dissipe pas tout à fait, même après la fin de la représentation.
Dans un décor évoquant librement une grotte, les comédiens campent deux des multiples incarnations de Maldoror, l’alter ego de Lautréamont, qui nous entraîne dans ses odyssées fantasmatiques. On reste saisi par l’interprétation de Marc Zammit, qui ne fait qu’un avec cette prose démoniaque, dans le tableau où Maldoror s’unit en un «accouplement long, chaste et hideux» à une femelle requin qui lui renvoie sa propre image. Un cérémonial nocturne sur fond de naufrage, de noyade et de meurtre qui donne plus de frissons que tous les Titanic réunis.
Et que dire de cette fable sacrilège, extraite du troisième des Chants, où l’homme est comparé à un cheveu perdu par Dieu lors d’une orgie dans un étrange bordel-couvent! Cynisme, provocation et fantastique sont amplifiés jusqu’au délire par les convulsions, les inflexions et le visage effaré d’Ophélia Teillaud.
Ces comédiens prouvent hors de tout doute que pour faire image, la poésie extrêmement métaphorique, dynamique et subversive de Lautréamont n’a pas besoin d’un déploiement scénique élaboré. Mais d’interprètes qui savent se l’approprier, la faire bouillonner et la propulser vers le public qui ne peut être que sidéré par sa fulgurance.
Dans ce contexte, la scénographie et la mise en scène minimales du spectacle servent à encadrer discrètement le texte et l’interprétation. La présence des acteurs qui se font tour à tour lyriques, fiévreux, ironiques ou possédés a un impact de tous les instants sur le public, surtout dans un théâtre de poche où comédiens et spectateurs se voient dans le blanc des yeux.
Au tout début des Chants de Maldoror, Lautréamont lançait cet avertissement aux âmes sensibles: «Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre, quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger.» Avec leur bouleversante lecture théâtralisée, Marc Zammit et Ophélia Teillaud permettent à un public contemporain de goûter pleinement ce fruit littéraire qui a conservé sa savoureuse amertume, 130 ans après sa création…
Jusqu’au 10 octobre
Au Théâtre intime de l’Espace La Veillée