Scène

Le plagiat chez les humoristes : Blaguer, c’est piquer?

Ces jours-ci, plusieurs humoristes montent sur scène avec un nouveau spectacle. Mais, en coulisses, c’est pas toujours drôle. Entre emprunter une blague et voler le matériel de collègues, le domaine de la propriété intellectuelle en humour est assez flou. Enquête.

Certains humoristes parlent de «fléau», de «jungle», de «Festival de la joke volée». D’autres sont plus nuancés: le plagiat se pratique, mais ce n’est pas la norme. Il faut faire attention pour ne pas tomber dans la paranoïa. Il y a une différence entre plagiat et influence, vol et imitation.

Depuis la nuit des temps, une blague existe pour être racontée. Vouloir la cantonner dans le domaine de la propriété intellectuelle semble contre nature. Si un stand-up essaie de nous convaincre qu’il a les droits d’auteur d’un gag sur Bill Clinton et les cigares de Monica… qui va le prendre au sérieux?

Or, entre emprunter un gag à un collègue et copier sciemment des numéros entiers pour se monter un show, il y a une marge que des humoristes ont déjà franchie!

Dans le syllabus d’un cours d’écriture de l’École nationale de l’humour, on peut lire ceci à propos de l’adaptation de matériel humoristique sans donner ses sources: «Si la preuve est faite qu’un élève a délibérément plagié le matériel d’un autre humoriste, il pourra être violemment lapidé par ses confrères.» Un avertissement qui, dans ce domaine, semble trop souvent tourner à la blague.

Tout le monde dit que le plagiat est une pratique assez répandue dans le monde de l’humour. Mais personne ne veut se mouiller publiquement. «Le milieu est tellement petit que les gens ont peur de parler, confie une source anonyme. J’ai vu un show d’un stand-up québécois qui était constitué à 60 % de matériel emprunté à des humoristes américains qu’on peut voir tous les soirs à Comedy Channel. C’était de la traduction intégrale. Je voulais le dénoncer. Mais tout le monde m’a dit: laisse tomber. De toute façon, son gérant m’a rétorqué que les spectateurs ignoraient l’origine des blagues. En autant que le show soit drôle…»
Les humoristes interviewés dans ce reportage ne veulent pas nommer des collègues qui s’adonnent à ce genre de plagiat au Québec. Ils font plutôt référence à des artistes étrangers. Robin Williams, par exemple, est un copieur notoire. Quand ils peaufinent leur matériel dans les comedy clubs de la Californie, les stand up n’apprécient pas que Williams soit dans la salle. Mais Williams est un interprète de talent, et les États-Unis, un énorme marché. On le tolère.

L’humoriste français Roland Magdane a copié en entier des numéros de Bill Cosby pour un spectacle – tout en faisant croire que c’était du matériel original. En France, son plagiat a passé. Au Québec, lors d’un gala du Festival Juste pour rire, il a eu sa leçon: «Serrez vos gags, Magdane s’en vient!» a lancé Jean Pierre-Plante aux autres humoristes dans les coulisses du Saint-Denis. Plante est un scripteur reconnu comme un fervent protecteur de la propriété intellectuelle en humour. «C’est un bel exemple d’un humoriste talentueux mais paresseux, dit-il. Il y a des comiques qui ont une éthique assez élastique. Ou encore ils prennent les gens pour des valises. A court terme, ça peut marcher. Mais à long terme, c’est toujours l’originalité qui paie.»

«C’est une question de bonne foi, renchérit Daniel Lemire. Je n’ai rien contre quelqu’un qui veut emprunter un de mes gags à l’occasion. Mais il doit au moins avoir le respect de m’avertir avant de le faire. Et de le dire au public lorsqu’il puise dans le matériel d’un autre. Si un animateur veut m’imiter à la radio, il devrait avoir la décence de le mentionner à ses auditeurs. Des gens m’ont déjà abordé dans la rue pour me dire: "Aye Lemire, t’étais pas très bon à la radio, ce matin." Le problème, c’est que je n’avais jamais été invité à cette émission! J’ai été obligé d’avertir l’imitateur en question de ne pas exagérer. Il m’a répondu qu’il avait trois heures d’antenne à remplir chaque jour…»

Pierre Légaré a lui aussi vécu des moments de plagiat flagrant. «Je me souviens d’une soirée aux Lundis des Ha! Ha!. Je connaissais tous les punchs des humoristes. Ils avaient copié intégralement des gags du Festival de l’humour québécois, où je travaillais. Contrairement au théâtre ou à la littérature, l’humour est un domaine très facile pour plagier. Un show est constitué des fragments. Tu peux construire deux heures de spectacle en glanant, ici et là, dans le stock d’auteurs différents: deux Australiens, huit Européens, dix Américains, etc. L’humoriste n’a qu’à changer le nom de Dick pour Marcel. Pis ça marche: le public rit! Mais son succès sera éphémère. Ceux qui perdurent, ce ne sont pas les copies mais les originaux. Si un humoriste veut avoir son nom dans le grand livre de la scène québécoise, à côté des Deschamps, Moreau, Lemire et compagnie, il doit se distinguer des autres.»

Ce milieu n’a donc aucun respect pour la propriété intellectuelle des créateurs? «C’est plutôt de l’inconscience, pense Daniel Lemire. Les gens estiment nous rendre hommage en reproduisant nos numéros tels quels. Ils parlent de nous. Ils nous font de la publicité. Je leur explique qu’un auteur doit suer longtemps pour inventer un sketch original.»

Farces et attrapes
Mais comment définir l’originalité dans un domaine où tout le monde semble suivre les traces des autres? L’humour est un art qui se nourrit de l’air du temps. Les comiques envahissent les ondes aux heures de grande écoute à la radio et à la télé. Dans ce domaine, la théorie des vases communicants s’applique facilement.

Dans Le Journal de Montréal, Marie Plourde a relevé qu’une blague du show de François Morency, Les Nouvelles Valeurs, provenait d’un gag de Jerry Seinfeld à propos d’une ex-blonde devenue lesbienne. Morency a rétorqué que c’était un hasard. «Tous les humoristes, à travers le monde, parlent de sexualité, du couple, des relations hommes-femmes… C’est inévitable que certaines blagues se ressemblent, dit le metteur en scène Émile Gaudreault, qui a travaillé avec les Lemire, Courtemanche, Morency et Pilote. «Parfois je regarde une sitcom à la télé américaine, et j’entends une blague semblable à une idée que j’avais eue avec des scripteurs. Je laisse tomber. Mais c’est impossible de tout vérifier.»

Il est arrivé, en cours de route, qu’un humoriste retire un numéro dont la ressemblance avec celui d’un autre était… plutôt embarrassante. C’est le cas de Jean-Marc Parent, qui s’est excusé auprès de Patrick Huard, en disant qu’il en ignorait la parenté comique.

Toutefois, si les humoristes connus s’en sortent assez bien, les débutants sont démunis. «Entre une vedette et moi, qui va-t-on croire? souligne une jeune humoriste. Les gros sont très gros. Et les petits, très petits. Je suis allée voir le nouveau show de tel humoriste, et j’ai reconnu une de mes blagues. La face m’est tombée. Ma joke venait de mourir. Mais je n’y peux rien… C’est courant, ça fait partie de la game.»

Des finissants prétendent que des enseignants de l’École nationale de l’humour volent parfois du matériel à des étudiants. «De toute façon, ils ne vont pas percer!» justifient ces scrupuleux professionnels. «Je suis peut-être naïve… Mais, à ma connaissance, cela ne s’est jamais fait, répond la directrice de l’École, Louise Richer. Et aucun étudiant n’a encore porté plainte.»

«C’est impossible! Les étudiants ont peur de se mettre Louise Richer ou des professionnels du milieu à dos, explique un ancien de l’École. Aussi bien faire une croix sur sa carrière! Dans le milieu, tout le monde a intérêt à ce qu’on ignore ce phénomène. Et qui paierait 7000 $ de frais de scolarité pour aller se faire piquer ses idées sur les bancs d’école?»

Les voleurs de blagues ne sévissent pas seulement à l’École de l’humour. Au Québec, des humoristes en herbe et des pros font le circuit des bars pour tester de nouveaux numéros. Des endroits comme Chez Maurice, à Saint-Lazare, le Taïga, à Laval, le Dagobert, à Québec, le Café du Palais, à Sherbrooke. Les propriétaires des bars achètent des shows d’humour à environ 1200 dollars par soir. Ces spectacles comprennent un animateur et trois humoristes qui rodent leurs blagues dans une atmosphère de joyeuse convivialité.

Sauf les soirs où il y a des professionnels dans la salle: «Quand un humoriste connu s’assoit à une table avec un crayon et un calepin… on se doute qu’il n’est pas là pour nous demander des autographes! Alors, on sort nos vieilles jokes…», rapporte une habituée de ce réseau.

Des exemples?

François Massicotte est un des humoristes dont le nom revient le plus souvent sur les lèvres. Sous le couvert de l’anonymat, on nous a dit qu’il était même barré dans un bar de stand-up comics du centre-ville! «J’ai déjà vu des humoristes refuser de monter sur la scène parce que Massicotte était dans la salle. J’animais le show. Je paniquais!» affirme un humoriste.
Le principal intéressé nie catégoriquement ces accusations. «Il y a beaucoup de jalouisie et de "bitchage" dans ce milieu-là, dit-il. Je vois très peu de shows de jeunes humoristes. Et je n’ai jamais eu connaissance que des gens ne me voulaient pas dans une salle. Personne ne me l’a dit en pleine face.»

Et cette soi-disant réputation dans le milieu? «Je ne pourrais pas faire carrière si les artistes avec qui je travaille me considéraient comme un voleur de jokes, poursuit Massicotte. Le problème, c’est qu’il y a peu de scripteurs en humour au Québec. Il est arrivé quelque chose avec François Morency. Il était frustré parce qu’il était sûr que je lui avais piqué du matériel. Puis, il s’est rendu compte que Martin Forget écrivait pour nous deux, et qu’il y avait eu un mélange. On est deux gars du même âge, issus d’une famille de cinq enfants… Nos sujets se recoupent inévitablement. Mais, pour faire taire les rumeurs, j’ai préféré ne pas aller voir le show de Morency.»

«C’est tellement difficile de trouver du matériel original en humour, croit Jean-Pierre Plante. Des choses que personne n’a entendues. On devrait toujours respecter les auteurs qui ont le génie d’en trouver.»

Heureusement, à l’instar de Plante, il semble que de plus en plus d’humoristes prennent le plagiat au sérieux. Au bout du compte, la blague a peut-être assez duré.