La Baronne et la Truie : Le corps du sujet
Pas facile pour une troupe corporelle de dénicher un auteur qui lui permette d’explorer son langage propre. Omnibus a souvent paru se chercher… Mais le verbe ironique et élégamment distancié de Michael Mackenzie semble décidément convenir à la compagnie de mime. S’inscrivant d’emblée dans la continuité du Précepteur, du même auteur britanno-montréalais, La Baronne et la Truie témoigne avec bonheur de cette parenté féconde.
Ce petit spectacle maîtrisé et ludique, formellement attrayant, présenté à l’Espace libre jusqu’à samedi, joue encore sur l’éducation, mais sous un angle des plus savoureux. Dans la France du XIXe siècle, une baronne férue de thèses rousseauistes (elle a lu Émile) décide de transformer une enfant sauvage, qui a grandi parmi les truies, en servante modèle. Comment la jeune fille (Denise Boulanger), baptisée Émilie pour l’occasion, fera le difficile apprentissage des normes sociales et de son métier sous la direction de l’aristocrate guindée (Francine Alepin) est le sujet de ces courts tableaux évocateurs et souvent désopilants. Émilie essuyant l’argenterie; Émilie s’accrochant farouchement à ses vieilles bottines sales, que la baronne tente de remplacer par des escarpins; Émilie apprenant, non sans peine, l’hypocrisie sociale et à dire aux importuns que «madame la baronne n’est pas là», même quand elle y est…
Peu à peu, après le mimétisme maladroit des débuts, alors qu’Émilie répète en ânonnant les moindres paroles de la baronne, on verra même une contamination progressive entre les deux femmes: la grande dame, ébranlée au contact de son élève, brisera sa carapace précieuse pour laisser voir un peu de sa sauvagerie cachée…
Rien de très surprenant, a priori, dans ce corps à corps entre nature et culture. Mais sous cette enveloppe un peu anodine, se profilent subtilement, en arrière-plan, les déchirements de l’époque. Jouant sur l’impact déstabilisant qu’a eu l’invention de la photographie sur la peinture, le spectacle se présente comme une succession d’instantanés – un peu ralentie par les inévitables noirs qui découpent les scènes. En plus de l’étiquette mondaine, Émilie, cette créature primitive qui a peine à démêler le vrai du faux-semblant, sera initiée aux codes artistiques, du théâtre, de la peinture…
Léger et plein de non-dit, le texte de Mackenzie est suffisamment ouvert pour que les mimes puissent s’approprier la pièce, ajoutant une gestuelle précise et jamais gratuite – comme c’est parfois le cas… – mais qui alimente au contraire le texte. Leurs personnages en acquièrent une dimension plus profonde, et une singularité encore plus typée.
La mise en scène rigoureuse et stylisée de Francine Alepin, qui occupe intelligemment l’espace dessiné par Anick La Bissonnière, accentue fortement le contraste entre ces deux personnages que tout oppose. Les deux mimes-comédiennes (elles maîtrisent aussi éloquemment l’expression orale, les grognements désarticulés et un répertoire de phrases stéréotypées pour l’une, et la diction précieuse pour l’autre) se complètent parfaitement. Le maniérisme formel de Francine Alepin répond à l’animalité de Denise Boulanger, qui habite de regards perplexes et d’un enracinement très terrien son personnage, mi-bête sauvage, mi-enfant mimétique.
Empruntant à la fraîcheur d’Émilie et à la maîtrise de sa patronne, La Baronne et la Truie a amplement de quoi séduire.
Jusqu’au 14 novembre
Supplémentaire le 15 novembre, à 15 h
A l’Espace Libre