Orféo : La grande illusion
MICHEL LEMIEUX et VICTOR PILON sont de retour avec un nouveau spectacle multimédia «pur» dans lequel toutes les disciplines sont sur un même pied. Quand l’art flirte avec la technologie.
Depuis l’Antiquité, le mythe d’Orphée n’a cessé de titiller l’esprit des génies créateurs. Gluck et Monteverdi à l’opéra, Rubens et le Tintoret en peinture, Cocteau et Camus au cinéma ont tour à tour transposé à leur façon l’odyssée surréelle de cet amoureux descendu aux Enfers pour y rechercher son épouse Eurydice.
Dans quelques jours, sur la scène de l’Usine C, Michel Lemieux et Victor Pilon ajouteront leurs noms à cette lignée impressionnante en créant Orféo, la nouvelle aventure virtuelle de nos sorciers de l’image. Passés maîtres dans l’exploration des zones troubles où la réalité se fond à l’imaginaire, les deux compères songeaient depuis quelques années déjà à cette rencontre avec Orphée.
«En fait, dès qu’on a commencé à travailler avec les projections virtuelles, on s’est dit que ce procédé-là serait idéal pour illustrer l’histoire d’Orphée qui franchit la frontière entre la vie et la mort, entre la réalité et le rêve, soutient Michel Lemieux. Pour nous, les projections holographiques sans écran sont en soi des métaphores de l’invisible et de l’au-delà.»
Avec Orféo, Lemieux et Pilon renouent donc avec les fantômes qui hantaient Grand Hôtel des étrangers et Pôles, leurs précédentes créations virtuelles où des interprètes en chair et en os se mesuraient à leurs doubles immatériels. Célébrés pour la beauté de leurs prouesses visuelles, ces spectacles furent néanmoins la cible de certains critiques qui déploraient la minceur de leur trame dramatique. Cette fois, Victor Pilon prévient les coups…
«Qu’on se le dise, dans Orféo on ne fait pas du théâtre, la dramaturgie n’est pas archi-développée et notre texte sert surtout à donner quelques clefs pour qu’on puisse se retrouver dans l’histoire. C’est un spectacle multimédia "pur" où toutes les disciplines – musique, cinéma, danse, dramaturgie, réalité virtuelle et performance – sont sur un même pied. Les critiques qui ne jurent que par le théâtre à texte risquent d’être encore déçus!», conclut Pilon avec un sourire en coin.
Étoffée ou pas, cette relecture de la fable d’Orphée ne manquera pas de références contemporaines et de situations inusitées. Transformé en héros des temps modernes, Orféo s’y retrouvera dans la peau d’un Casque-bleu de l’ONU qui bravera la mort pour sauver Eurydice, une recherchiste à la radio tuée dans un accident automobile. Sombrant dans l’alcool et le délire, l’amant éploré entreprendra un périple imaginaire dans les méandres de l’Hadès, un labyrinthe ténébreux transformé pour l’occasion en univers informatique totalitaire. L’ange Heurtebise – sorte de deus ex machina emprunté au film Orphée, de Jean Cocteau – deviendra l’allié des deux amants.
«Ce qui nous a le plus touchés dans l’ouvre de Cocteau, c’est la liberté avec laquelle il a réinterprété le mythe en le truffant d’anachronismes et d’effets visuels qui étaient audacieux pour l’époque (la fin des années 40). Malgré notre grosse quincaillerie, on essaie à notre manière de perpétuer l’espèce de poésie visuelle et de naïveté qu’on retrouvait dans son film. Et on va lui faire quelques clins d’oeil en intégrant à notre trame des citations sonores de son long métrage», de préciser Michel Lemieux.
Défendue sur scène par Rodrigue Proteau (recruté chez Carbone 14), Julie Slater et Peter James, l’aventure multidisciplinaire de Lemieux et Pilon misera également sur la gestuelle expressionniste des interprètes pour illustrer les états d’âme des protagonistes. En tant que troisième conceptrice du spectacle, Ginette Prévost, chorégraphe et directrice de la compagnie La Femme 100 têtes, se défend bien d’avoir tiré la couverture de son côté pour faire d’Orféo un spectacle dansé.
«Il ne s’agit pas d’une histoire chorégraphiée qui implique un travail sur la ligne, une recherche esthétique comme en danse, explique-t-elle. Je dirais plutôt qu’on exige des interprètes un engagement corporel, où le mouvement brut est au service des émotions. Et nos performeurs doivent être de bons comédiens pour exprimer ces sentiments non seulement par leur corps, mais aussi par leur visage et leurs dialogues.»
Le virtuel en direct
Même si la cohabitation des interprètes et de leurs doubles virtuels était l’un des aspects les plus fascinants des productions Grand Hôtel des étrangers et Pôles, ce voisinage ne se vivait pas toujours sans heurts. Jeff Hall et Pierre-Paul Savoie avouaient eux-mêmes s’être sentis contraints en tant que danseurs dans un spectacle comme Pôles, où l’imagerie programmée à l’avance limitait considérablement leur marge de manouvre durant les spectacles.
«Nous aussi, on a constaté que les projections préenregistrées venaient figer les performances, confirme Michel Lemieux. C’est pour ça qu’on a travaillé pour développer une imagerie virtuelle qui pourrait être créée en direct et qui interagirait avec les interprètes en temps réel. Dans Orféo, quand Rodrigue Proteau sera en face d’une Eurydice virtuelle, celle-ci ne sera pas «cannée» sur une bande. C’est plutôt la projection holographique live de Julie Slater, filmée dans un studio en coulisses, qui va donner la réplique à Rodrigue sur scène.»
En clair, un tel changement devrait permettre une plus grande latitude aux performeurs qui pourront improviser davantage avec leurs vis-à-vis technologiques. La durée et le format du spectacle pourront ainsi varier d’une représentation à l’autre, au gré des réactions des comédiens et du public. «Comme ça, on aura un show unique et éphémère chaque soir. Là, on pourra parler d’une véritable performance», ajoute Victor Pilon.
Selon les concepteurs, c’est l’emploi du virtuel en temps réel qui rend particulièrement poignante une scène-clé de leur spectacle, où les deux amants tentent en vain de se rejoindre: le personnage bien vivant d’Orféo ne réussit alors qu’à battre l’air de ses bras en essayant d’attraper son Eurydice, défunte et virtuelle, qui cherche aussi à l’étreindre désespérément. Leur rencontre impossible, en plus d’illustrer la frontière qui sépare les morts des vivants, évoque également pour Michel Lemieux un monde moderne où les relations entre humains sont de plus en plus dépourvues de contacts physiques.
«A l’ère d’Internet, on est souvent en relation avec un autre qu’on ne voit pas, qu’on ne peut pas toucher… L’amour au-delà de la présence de l’autre, qui est l’une des thématiques de l’histoire d’Orphée, rejoint donc une réalité étrangement contemporaine et on l’exprime aussi avec nos personnages holographiques impalpables.»
Étant lui-même insaisissable à ses heures, Jean Cocteau déclara un jour: «Comprenne qui pourra: je suis un mensonge qui dit toujours la vérité.» Une phrase qui, un demi-siècle plus tard, pourrait bien s’appliquer à l’imagerie à la fois vraie et illusoire des comparses Lemieux et Pilon. Reste à savoir si, dans l’antre de l’Usine C, leur magie virtuelle saura nous faire croire à ces mirages…
Du 19 novembre au 5 décembre
A l’Usine C