Un fil à la patte : Vices et versa
Un Feydeau tous les deux ou trois ans, ma foi, ça se prend bien, surtout s’il est bien ficelé, comme ce Fil à la patte réglé au quart de tour par Daniel Roussel. Le metteur en scène n’en est pas à sa première visite chez le vaudevilliste français, puisqu’il avait donné en 1992, toujours au Rideau Vert, un Tailleur pour dames, de mémoire fort joyeux d’ailleurs.
Inutile de raconter l’histoire de déculottage et de mariage dont le fil s’entortille gaiement autour des guibolles du personnage central, Bois-d’Enghien (François Papineau). On imaginera quiproquos et revirements, dissimulations et scandale à la clé, si l’on sait qu’au lever du rideau ce galant désargenté doit épouser le soir même, la fille d’une baronne, et qu’il ne sait comment annoncer la nouvelle à sa maîtresse, Lucette, une ardente chanteuse de cabaret (Sylvie Moreau) entourée d’une basse-cour caquetante d’amis et de prétendants panachés. Dans cette intrigue bourgeoise, chacun cache une vérité – qui en cache une autre – pour défendre ses intérêts (l’argent et l’élévation sociale la plupart du temps, ou l’amour propre déguisé en passion). Cela dure presque trois heures, mais on ne s’ennuie presque pas, sauf au troisième acte, qui s’essouffle: brillante, certes, dans ses dialogues et ses rebondissements, cette pièce n’en reste pas moins bancale, avec un dénouement laissant bien des personnages en plan.
Qu’à cela ne tienne, Roussel s’est emparé de cette matière avec un plaisir évident. De la mise en scène d’un Feydeau, on attend une mécanique bien huilée, une intelligence infaillible des finesses du texte et – cela paraît pléonastique – un jeu ludique. Tout se joue là, justement, et Roussel y réussit parfaitement: dans les lazzis, pantomimes et mimiques, dont chaque acteur rehausse ses répliques et souligne leurs doubles sens.
Pour ce faire, il s’est entouré de comédiens avec l’accent parisien bien en bouche et, surtout, habiles caricaturistes. Tandis que Pierrette Robitaille, très en forme, donne à la Baronne de bons moments, Jean Asselin met à profit son talent de mime dans le rôle d’appoint de l’ancien amant de Lucette; l’excellent Carl Béchard campe le souffre-douleur de tous, un drôle de zèbre, Bouzin, clerc de notaire qui empoisonne l’air de ses mauvaises chansons, alors que Fontanet (Normand Lévesque, parfait) l’empeste de sa mauvaise haleine. Il faut saluer l’inénarrable Général de François Tassé, prompt au duel, avec un accent hispanique dont évidemment Feydeau tire tous les jeux de mots possibles. En Lucette, Sylvie Moreau est convaincante, mais j’ai eu l’impression, le soir d’avant-première, qu’elle retenait les brides de sa fougue et ne laissait pas ce rôle-pivot l’emporter. Quant à François Papineau, acteur polyvalent comme il y en a peu, il compose un Bois-d’Enghien vif et superficiel, roublard et lâche… comme les femmes les aiment, du moins chez Feydeau!
David Gaucher s’est amusé, avec un décor peint, de la contrainte du genre: il suggère minimalement les intérieurs bourgeois des trois actes en remplaçant un canapé par un récamier, ou un baldaquin par un escalier, laissant toujours la vedette aux essentielles portes vaudevillesques, dont Roussel fait l’usage obligé. Installé dans une fosse devant la scène, un pianiste (Christian Thomas, qui tient aussi un petit rôle) apporte une touche alerte à la représentation, en faisant un clin d’oil à l’époque de la musique de théâtre live.
Dans la grisaille de novembre, on sort de ce spectacle ragaillardi. Le théâtre, ça sert aussi à ça.
Au Théâtre du Rideau Vert
Jusqu’au 28 novembre