Bonne nuit les vivants! : Mortelle randonnée
Scène

Bonne nuit les vivants! : Mortelle randonnée

Est-ce la noirceur de la saison qui convie l’humour noir de l’Est sur nos scènes? En même temps que Bonne nuit les vivants!, collage de textes dramatiques de la Hongroise Agota Kristof, mis en scène par Guy Beausoleil au Théâtre La Chapelle, cette littérature de l’individu dépossédé, traqué, floué par un pouvoir dictatorial ou militaire se retrouve à La Veillée, avec l’auteur roumain Matéï Visniec. On connaît l’univers romanesque d’Agota Kristof, ce regard impitoyable sur les ravages de la guerre et du totalitarisme, sur l’écriture et la mémoire, ses fables d’une grande puissance évocatrice dans un style laconique qui ne s’encombre pas de fioritures pour faire le constat d’un système cruel et décadent. En 1989 et 1990, le Théâtre de la Nouvelle Lune avait adapté les romans Le Grand Cahier et La Preuve, premiers volets d’une trilogie complétée par Le Troisième Mensonge, paru en 1991.

Constitué de sept courts textes dramatiques, dont certains n’avaient encore jamais été créés à la scène, le spectacle relie ces ouvres autonomes selon une structure de récit dans le récit, avec pour pièce charnière l’Heure grise, ou Le Dernier Client: un homme vient retrouver une femme dans une chambre; dur et cynique, il attend d’elle des histoires, le récit de ses rêves. On les voit s’accrocher à ces ersatz d’existence tels les survivants de quelque catastrophe qui aurait anéanti toute vie autour, êtres hagards, recouverts de poussière comme des sinistrés. Elle raconte, il se cherche dans ses récits.

Cette ouverture augure plutôt bien. Inquiétants, les personnages stylisés joués par Sandrine Ricci et Ariel Ifergan instaurent un univers singulier, auquel fait écho le décor polyvalent de Normand Boucher: un lit de fer, un débarras encombré de livres et, traversant l’aire de jeu qui divise le public, une route dominée par un grand panneau publicitaire troué, où niche le musicien (Pipo Gagnon). Or, cela se gâte au fur et à mesure que s’enfilent les autres pièces. On a droit pendant trois heures à tout et à n’importe quoi dans les esthétiques et les registres de jeu: psychologique, clownesque, chorégraphique; on passe du cirque (L’Épidémie) au drame (Il faut avoir peur des étoiles), de la foire des horribles (L’Expiation) au conte mythologique (Le Monstre).

Dans ce bric-à-brac théâtral, les effets de style font constamment écran au texte, auquel on cherche vaille que vaille à s’accrocher. Ici et là, on saisit les métaphores d’un monde totalitaire (les aveugles, le monstre) ou quelques-unes de ses figures (l’intellectuel persécuté, la femme flouée). Mais toujours au prix d’un grand effort d’abstraction, sur tous les plans: du ton adopté, de la bande sonore, du jeu. Le travail désordonné de Beausoleil ne m’a pas convaincue que ces textes pouvaient présenter un ensemble dramaturgique cohérent. Est-ce seulement la mise en scène? L’enchaînement des parties du spectacle? Quoi qu’il en soit, l’écueil principal de cette proposition est l’oubli de l’essence même de la mise en scène, qui est de rendre un texte intelligible, et surtout pas de l’occulter.

En l’absence d’un ton unique, d’une vision, on comprend que les jeunes acteurs ne défendent pas tous avec un égal bonheur leurs nombreux rôles, adoptant ici une gestuelle stylisée dont le sens demeure incompréhensible; accomplissant là des gestes qui ne coïncident pas avec le texte: par exemple, un mendiant, dont on dit qu’il joue de l’harmonica avec son chapeau posé devant lui pour recueillir des offrandes, tend une main aux passants, une canne blanche dans l’autre! Ce qui ne les aide pas à faire entendre leurs répliques, c’est qu’une belle musique (Bach, Paganini, entre autres) cède souvent la place à un bruitage assourdissant, marqué de coups stridents. Si, on comprend que le but de ces dissonances (faisons preuve de bonne volonté) est de souligner les discordances du monde où s’enlisent les personnages, en revanche, cette agressante cacophonie nous fait perdre complètement l’une des pièces, qui évoque une épidémie de suicide.

Bref, ici, la dramaturgie d’Agota Kristof est infréquentable. Mieux vaut lire ou relire sa troublante trilogie ou ces textes-ci, dont un recueil vient de paraître au Seuil.

Au Théâtre La Chapelle
Jusqu’au 22 novembre