Première jeunesse : Au bonheur des drames
A un âge où on leur fait trop souvent prendre le chemin de l’oubli, les destins de deux femmes que tout éloignait ne deviendront qu’un seul. Magnifiquement incarnées par DENISE GAGNON et DENISE VERVILLE, elles fileront désormais à cent à l’heure dans une aventure à saveur initiatique. A sa première mise en scène pour le Trident, MARIE-EVE GAGNON tire brillamment parti de ce fort beau texte de CHRISTIAN GIUDICELLI qu’est Première jeunesse.
«Pour une femme, il existe deux péchés. Vieillir et grossir.»
Ce constat émane de Marie-Eve Gagnon, celle que le Trident a désignée afin de réaliser la deuxième mise en scène de la saison, Première Jeunesse, de Christian Giudicelli. «Les femmes sont souvent masquées par leurs corps, poursuit-elle. Malgré l’ouvre qu’une femme peut laisser derrière elle, on se souvient plutôt du fait qu’elle était belle ou non. C’est extrêmement douloureux à vivre parce que lorsque tu vieillis et que tu perds la beauté, c’est dramatique. Vieillir est un crime dans notre société.»
Ces préoccupations sont chères à Marie-Eve Gagnon la metteure en scène, mais aussi l’auteure dramatique. Pitié pour les vieilles chiennes sales et Trois sombres textes pour actrice éclairée sont au nombre de ses réalisations. D’abord formée en littérature étrangère, elle poursuit ensuite des études de mise en scène à l’École Nationale de Théâtre. Fille de comédiens, c’est le jeu qui l’interpelle tout naturellement en premier. «Le théâtre a toujours fait partie de ma vie. J’ai baigné là-dedans depuis la naissance! A ce moment-là, on a deux choix: être en réaction contre ou pour. J’ai fait les deux… Très jeune, j’écrivais déjà tout en étant attirée de façon importante par la mise en espace des objets et des lieux. J’ai d’abord voulu être actrice, mais ça me laissait insatisfaite. Le manque de vision totale m’insécurisait», explique Marie-Eve Gagnon qui s’attaque, avec Première Jeunesse, à sa première mise en scène dans un théâtre institutionnel. Angoissée? «Pas vraiment. J’apprécie grandement la liberté de création que m’offre un contexte pareil. Pour une fois, je ne suis pas obligée de faire douze choses en même temps! Je savoure chaque seconde», explique-t-elle.
Et la vieillesse, bordel!
Christian Giudicelli compte dix romans et huit pièces de théâtre à son actif. Pourtant, c’est à une première canadienne qu’on a droit avec Première Jeunesse, l’auteur n’ayant jamais été monté ici. La pièce met en scène Simone et Renée, deux femmes d’un certain âge qui, malgré leurs différences de culture et de caractère, se lieront d’amitié. Une rencontre fortuite qui changera dramatiquement le cours de leurs deux vies qui tournaient à vide. «Je crois que c’est la pièce de Giudicelli qui est la plus jouée. Elle est assez trompeuse à prime abord. Le mode semble léger, mais la trame est grave. Le fait que les personnages soient deux vieilles femmes m’a immédiatement séduite. Je trouve que les femmes n’ont pas assez la parole, alors lorsqu’elles sont vieilles en plus… On les retrouve à un moment de leurs vies où on leur demanderait de rester bien sagement chez elles à attendre la fin sans déranger.
Mais elles décident de faire des vagues. Par la force de l’auteur – car on sent beaucoup la présence de celui-ci -, Simone et Renée sont entraînées dans une aventure rocambolesque. Les ficelles sont grosses, volontairement, afin que les personnages se retrouvent dans une espèce de dénuement qui leur permettra de découvrir des choses qu’elles n’auraient pas pu découvrir autrement. Il y a des invraisemblances voulues par l’auteur et je n’ai surtout pas tenté de les gommer. Au contraire, j’ai essayé de les accentuer», poursuit Marie-Eve Gagnon, qui dirige ici deux grandes dames du théâtre, Denise Gagnon et Denise Verville. «Ce sont deux comédiennes d’une grande générosité. Elles se sont abandonnées et m’ont fait confiance. Je me considère privilégiée d’avoir pu travailler dans un esprit de bonheur et de plaisir tel que celui dans lequel nous étions», conclut-elle. Mais on peut tout de même imaginer l’angoisse du vide qui a dû frapper les deux comédiennes qui doivent occuper et faire vivre cette immense scène…
Fais-moi un destin
Deux îlots chapeautés de miroirs tournoyants s’illuminent. Les antipodes, les bords extrêmes. La musique envahit doucement, puis plus violemment le spectateur. La scène est toujours vide de ses personnages principaux. Les airs composés par Ludovic Bonnier, fusant de tous côtés, imprègnent l’esprit et l’épiderme. Elles s’avancent, chacune de son côté. Vulnérables déjà, vêtues simplement de sous-vêtements, Simone et Renée offrent l’intimité du rite de l’habillement. On se sent proches, complices et voyeurs à la fois. Ces deux femmes viennent nous chercher. On les suivra jusqu’à la dernière minute.
Renée (Denise Gagnon) a la rigidité des êtres qu’on n’a pas assez touchés et caressés. Enseignante à la retraite, elle voue un culte à Jean-Sébastien Bach, mais rejette celui de Dieu. Un père pasteur n’a peut-être pas aidé. Elle vit seule dans une maisonnette que sa future comparse baptisera «le tombeau». Oubliée de tous ou presque, elle se rend tout de même à une soirée donnée au lycée où jadis elle enseignait. Simone (Denise Verville) est du genre veuve encore verte. Son esprit est plus jeune que ceux de son fils et de sa bru, avec qui elle vit, à peine tolérée, dans un appartement qu’elle leur a offert. Pas très cultivée, mais ayant vécu et aimé, elle refuse de rester sage. Simone veut bouger, être séduisante et trinquer. Elle ira à cette soirée et lèvera le coude de belle et généreuse façon, peu importe ce qu’en pensent fiston et sa mégère.
Une rencontre. Imprévisible, mais incontournable. Un coup de foudre quasi amoureux entre deux êtres que tout sépare. Une reconnaissance du désespoir, une compréhension soudaine que l’autre nous complète, nous bonifie, nous révèle à nous-même. Révélatrices l’une de l’autre, leurs destins s’unissent pour ne faire plus qu’un. Jusqu’à la fin.
Périple initiatique, la pièce de Giudicelli se déroule en vingt-sept lieux. Marie-Eve Gagnon a opté pour le dénuement, métaphore de la solitude de ces deux femmes face à l’univers. Deux lampadaires, quelques rampes d’éclairage judicieusement plantées, et voilà que l’on voit ce que la metteure en scène veut nous faire voir. La symbiose de la musique et des éclairages de Denis Guérette est réussie. Le texte de Christian Giudicelli s’avère fort touchant, pimenté de savoureuses répliques et, sous des apparences de légèreté, s’inscrivant dans la lignée de ces drames humains anonymes mais ô combien dérangeants. Le voyage de Simone et Renée est celui de tous ceux et celles qui vivent l’isolement, le rejet de la différence. La solitude qui gruge l’âme jusqu’à l’os.
La mise en scène de Marie-Eve Gagnon sert le texte de façon éloquente. Avec des petites touches délicates mâtinées de répétitions signifiantes, une utilisation intelligente et sensible de l’espace alloué, elle fait preuve d’une vision originale qui nous laisse présager une carrière de metteure en scène très prometteuse. Et que dire de ces deux merveilleuses femmes, Denise Gagnon et Denise Verville, qui donnent à Renée et à Simone une texture, un bagou et un panache extraordinaire. Elles habitent la scène, la font leur. Elles en ressortent visiblement épuisées, mais sûrement remplies de l’affection que la salle manifeste. Belles, dans le plus haut sens du terme.
Jusqu’au 5 décembre
Au Grand Théâtre