La Femme comme champ de bataille : Mourir à tue-tête
«Il revient aux artistes et au théâtre de retrouver la dimension engagée de l’art… de créer des images contre l’oubli.» De toute évidence, l’auteur franco-roumain Matéï Visniec n’est pas le premier, ni le dernier, à clamer haut et fort les vertus d’un art théâtral éveilleur de consciences.
Par contre, avec sa pièce La Femme comme champ de bataille, traduite en huit langues depuis un an, Visniec devient le premier dramaturge occidental à exposer sur scène l’enfer de la guerre de Bosnie et l’une de ses réalités les plus troublantes: le viol de milliers de femmes, utilisé comme arme stratégique pour déstabiliser l’ennemi dans les conflits interethniques. Cette ouvre-choc, poignante et âpre, atteint le public en plein coeur dans le huis clos du Théâtre intime de La Veillée.
Dans une mise en scène sobre de Claude Lemieux, cette «histoire vécue», à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, excelle dans sa façon d’exprimer une tragédie collective à travers le destin de deux femmes, toutes deux échouées dans un centre de réfugiés. Dora (Tania Kontoyanni), une Bosniaque violée durant la guerre et prostrée sur son cauchemar, s’y laisse laborieusement apprivoiser par Kate (Cary Lawrence), une psychologue américaine marquée par la découverte des charniers en ex-Yougoslavie.
Au fil de leur conversation, le texte pudique et néanmoins percutant de Visniec évite toujours l’écueil de la surenchère mélodramatique. La révolte de la femme bosniaque face à Dieu, aux hommes, à l’Amérique hypocrite et à l’enfant du viol, qu’elle porte en elle, n’en devient que plus forte et plus cruellement authentique. Mais surtout, à travers le dialogue de ces deux femmes que tout sépare, ce sont deux continents, deux idéologies et deux psychologies féminines qui se confrontent devant nous avant que de pouvoir pactiser.
A cet égard, Cary Lawrence incarne avec beaucoup de justesse sa psy bostonienne, verbomotrice et pleine de bonne volonté, qui se heurte à une survivante des Balkans, méfiante et blessée dans sa chair. Tania Kontoyanni bouleverse dans le rôle de cette femme brisée par les guerres fratricides, pour qui la paix de l’âme semble désormais impossible.
Sur une scène presque nue, à peine meublée de quelques accessoires, la mise en scène économe et sensible de Claude Lemieux permet au texte et aux interprètes de s’exprimer sans fard. Les personnages qui prennent vie devant nous deviennent ainsi les porte-parole crédibles de toutes ces femmes sans voix, transformées en champs de bataille par la folie guerrière des hommes.
En sortant d’une telle pièce, on se dit que Matéï Visniec, l’auteur qui lutte contre l’oubli, a su relever le défi qu’il s’était donné. Face à un ordre mondial délirant, il réussit à nous transmettre des sentiments d’indignation et de tristesse qui seront certainement plus persistants que toutes les manchettes fugaces des téléjournaux…
Jusqu’au 13 décembre
Au Théâtre intime de La Veillée