Scène

Orféo : Les paradis artificiels

Dans l’une des scènes les plus révélatrices d’Orféo, on voit un Orphée charnel tenter d’étreindre une Euridyce spectrale, qui lui échappe… C’est à cette difficile fusion de la représentation vivante et des nouvelles technologies, de la chair et de l’ombre, qu’ouvre le tandem Michel Lemieux-Victor Pilon (Pôles, Grand Hôtel des étrangers). Un alliage techniquement au point, parfois spectaculaire, mais où, sous la technologie, on a l’impression qu’ils ont oublié l’essentiel…

Ça prenait de l’audace, voire du culot, pour se mesurer ainsi au mythe intemporel d’Orphée, déjà enrichi par l’imaginaire de plusieurs grands artistes. Malheureusement, avec ces images dansant entre le virtuel et le réel, Lemieux et Pilon se contentent d’en donner une illustration schématique, appauvrie, où le mythe n’est que l’ombre de lui-même. Et en cherchant à l’actualiser, ils ne parviennent qu’à le banaliser.

Pour toute la virtuosité déployée ici, la tragédie d’Orféo, celle d’un amour brisé par la mort, ne nous touche pas. Le spectacle a beau vouloir nous entraîner dans un «univers quadridimensionnel», ses personnages (joués avec beaucoup de bonne volonté par Rodrigue Proteau, la danseuse Julie Slater et l’énergique Peter James) demeurent unidimensionnels, presque aussi falots et désincarnés que leurs doubles virtuels. Et dès qu’ils parlent, on retombe généralement sur le plancher des vaches…

On apprend donc que ce couple éternel s’aime à la folie, qu’ils ont l’habitude de semer des billets doux dans tout l’appartement, et qu’ils mangent des croissants après avoir fait l’amour… Fascinant. Ce n’est pas en transformant Orphée en Casque bleu et Euridyce en «recherchiste à la radio» qu’on renouvelle un mythe, de toute façon immortel. Plutôt en l’enrichissant de poésie et en fouillant ses couches de sens. Une démarche artistique qu’on ne sent guère ici.

Le spectacle présenté à l’Usine C comporte certes son lot de réussites: une trame musicale atmosphérique signée Lemieux, une vision ironique de l’Enfer, dépeint comme une machine électronique… Et des images impressionnantes, nées de l’improbable croisement de la technologie et du vivant: une Euridyce virtuelle en gros plan, écrasant l’Orféo réel à ses côtés, une danse entre spectre vaporeux et comédien de chair… Des images qui flattent la rétine, mais n’atteignent jamais le cour.

Les créateurs multidisciplinaires Michel Lemieux et Victor Pilon ont beau jeu de clamer qu’ils ne font pas du théâtre, mais de la «performance virtuelle». Fort bien. On pourrait facilement arguer que voilà une production qui ménage encore une large place aux acteurs live, sans même mentionner qu’il y a belle lurette que le théâtre incorpore d’autres médiums, qu’il ne se limite plus au texte pour exister. Des bijoux tels que Terre promise, Le Dortoir ou La Forêt nous ont prouvé éloquemment que l’art scénique n’a pas, ou peu, besoin de mots pour exprimer un riche réseau de significations, ou pour émouvoir. Peu importe, donc, que le texte d’Orféo soit minimaliste.

Mais encore faut-il nourrir les images pour en faire émerger davantage qu’une beauté vide et une évocation au premier degré. (Surtout quand on choisit un thème aussi poétiquement riche…) Peu importe le genre dont l’artiste se réclame, on attend d’une ouvre qu’elle porte un minimum de profondeur, de réflexion. En fait, Orféo passe le mythe d’Orphée aux rayons X, dont elle nous offre en retour une belle radiographie…

Au bout du voyage, une fois les prouesses visuelles évanouies, il ne nous en reste rien. Rien qu’un songe sans consistance. C’est peut-être ça, un spectacle virtuel…

N.D.L.R.: On nous informe, au moment d’aller sous presse, que depuis la première, toutes les répliques ont été jetées aux orties…

Jusqu’au 5 décembre
A L’Usine C