Scène

Les Mots : Classe à part

Depuis le temps que le Nouveau Théâtre Expérimental (NTE) nous prodigue ses spectacles en forme d’études plus ou moins pédagogiques, il fallait bien qu’un jour, il transforme carrément l’Espace libre en école. C’est chose faite. Sylvie Daigle a joliment maquillé le lieu en salle de classe toute blanche, où seuls Les Mots habillent de noir les murs et les planchers immaculés. L’illusion est parfaite: public sagement attablé à de vieux pupitres (attention: mauvais souvenirs à l’horizon!), sous un éclairage pleins feux, devant une dictée bourrée de fautes, la classe étant présidée par un Jean-Pierre Ronfard très professoral. Mais rassurez-vous: on n’a pas du tout envie de faire l’école buissonnière…

Ronfard a trouvé les mots pour dire Les Mots: justes, abondants et impertinents. L’exercice commence pourtant de façon très littéraire, verbeuse (mais comment accuser un spectacle intitulé Les Mots d’être verbeux?). Les numéros où se révèlent d’amusantes et éclairantes variations langagières sont pris en sandwich entre deux brefs exposés magistraux, une dictée et un cours d’étymologie passionnément érudit, qui dérapent peu à peu…

Soudain, surgie de la classe où, mine de rien, les comédiens sont mêlés au public, retentit une cinglante diatribe contre les mots détestés, à la mode. «Ne me parlez pas de gestion. Ça gère, ça gère… Ça exagère!» A la poubelle, tout le «jargon socioculturel»; à l’échafaud, le polysémique «processus». Et gare au branché qui s’entêtera à lever malgré tout ses mains pour dessiner dans l’air (du temps) des guillemets relativisants.

Les mots haïs, ce peut être aussi bien un inoffensif «bonjour chérie», quand celle à qui l’expression s’adresse entend tout autre chose dans le ton employé… Le sens des mots est inépuisable, ces faux amis trompent autant qu’ils révèlent, ainsi que le démontre par l’absurde le désopilant numéro dans lequel cinq personnes (dont deux interprètes) qui négocient l’achat de poisson étranger par le gouvernement canadien se butent sur d’épineux problèmes de traduction.

Les mots camoufleurs, ce sont les termes désincarnés qu’emploie un conseil d’administration pour congédier du personnel, des mots creux qui se chargent de sens et deviennent de plus en plus concrets et personnalisés à mesure qu’on descend les échelons de l’entreprise. L’écart se révèle aussi entre la fille déprimée, qui prétend se sentir «fuckée», et l’ami compatissant qui, afin de nommer très précisément son état, l’ensevelit sous une logorrhée de synonymes.

Le quintette de comédiens souples et subtils (Martin Dion, Emmanuelle Jimenez, Marie-Josée Picard, le précis Marcel Pomerlo et la toujours étonnante Pascale Montpetit) énoncent aussi les mots de l’amour, les crus et les précieux, les termes extraits de différents dictionnaires, les mots illicites qui ornent les rues de la ville; déclinent brillamment une épitaphe sur tous les tons, selon les tempos tracés par le prof Ronfard au tableau noir.

Sauf peut-être durant la plaidoirie, qui s’éternise inutilement malgré le talent de Marcel Pomerlo, l’étude réussit donc avec brio son défi: séduire au seul contact de cette foisonnante chair à dictionnaire que sont les mots, délestés des apparats du corps et du décor.
Si vous voulez le fin mot de l’histoire, c’est un de ces exercices simples et sophistiqués, subtils et ludiques, dont le NTE a le secret. Voilà un théâtre qui n’est jamais à court de mots, ni de ce qu’ils expriment parfois: les idées.

Jusqu’au 19 décembre
A l’Espace libre