Roméo et Juliette : Jeunesse éternelle
Scène

Roméo et Juliette : Jeunesse éternelle

Pour sa deuxième production de Roméo et Juliette en dix ans, le TNM a fait appel à la metteure en scène de La Mégère apprivoisée, MARTINE BEAULNE, ainsi qu’à un expert de l’ouvre de Shakespeare, NORMAND CHAURETTE. Et à une distribution jeune et lumineuse.

Janvier sera shakespearien ou ne sera pas. Hasard ou nécessité, deux des grandes tragédies de l’indémodable barbe de Stratford – à qui on fait présentement jouer les héros romantiques au cinéma – prendront l’affiche en janvier. Avant Hamlet, il y aura Roméo et Juliette, seconde tragédie de Shakespeare, écrite en 1595, entre fougue et maturité, alors que le poète avait 31 ans. C’est Martine Beaulne qui se mesurera aux deux amants de Vérone à l’éternelle jeunesse, en dirigeant 20 comédiens dans cette production du TNM.

La metteure en scène collabore ici pour la première fois avec le traducteur Normand Chaurette. Le dramaturge, lui, est, pourrait-on dire, un familier de l’ouvre shakespearienne, ayant déjà signé la version française de Songe d’une nuit d’été, de La Tempête et de pas moins de trois Comme il vous plaira. «Pour traduire une pièce, il faut sentir qu’on est complètement amoureux de l’ouvre, et plonger. Je fonctionne instinctivement», explique l’auteur du Passage de l’Indiana.

Quand il traduit une pièce, Chaurette s’attache à tracer des lignes claires. «L’objectif premier de la traduction, c’est de trouver le cour. Autant que possible, il faut privilégier un seul sens dans une réplique qui en compte parfois huit. C’est pour ça que Shakespeare est souvent mal traduit: les traducteurs se penchent sur la nature polysémique des mots et ils privilégient l’énigme. Moi, je réagis contre ça. Comme auteur, on me dit déjà que je suis difficile… Il ne faut pas que je vienne brouiller les pistes inutilement! Alors, je fais mes devoirs de simplicité. Et, vous savez quoi, ça m’aide à écrire mes pièces!»

Shakespeare permet cette liberté, selon le traducteur, qui affirme travailler à l’oreille, «comme un musicien»: «Le mot «liberté» revient dans toutes ses pièces. Le rêve, la fantaisie, l’imagination, la liberté sont inscrits dans toutes ses pages.»

Forts de cette liberté, Martine Beaulne et Normand Chaurette se sont aisément entendus sur les grandes lignes de Roméo et Juliette. Par exemple, sur le choix d’utiliser le terme puissant de «guerre» dès qu’il est question du conflit qui déchire Vérone en deux clans. Cette notion de guerre civile dessine «la ligne de fond et le climat général du spectacle». Car cette belle histoire d’amour ardente et tragique, qu’on croit tous connaître, est aussi une histoire de guerre.

«On n’a pas traité Roméo et Juliette de façon romantique, mais plutôt sous l’angle des passions, explique Martine Beaulne. Une passion, c’est plus douloureux. Et ça engage totalement les individus. Il y a trois niveaux dans la pièce: la passion amoureuse entre Roméo et Juliette, l’humanité de la nourrice et du frère Laurent, et les élans de vengeance, d’ambition, qui sont très présents. Les passions guerrières sont vraiment le moteur de l’histoire. Ce qui est intéressant, c’est toute l’opposition entre un système décadent et les passions amoureuses qui ont de la difficulté à s’y épanouir. L’amour de Roméo et Juliette, dans sa grandeur et sa pureté, ne peut fleurir que dans la contrainte, devant cette finalité qu’est la mort. C’est l’interdit qui suscite le désir. Il y a un côté initiatique, une volonté chez ces deux adolescents d’affirmer leur identité par rapport à leurs familles, et ça attise le rapport amoureux.»

Dans ce contexte fin de siècle (hé oui, le mot est lâché…) décadent, qui laisse peu de place aux jeunes, les relations amoureuses marginales ont d’autant plus de mal à s’affirmer, aussi bien l’amour entre les deux jeunes ennemis que celle qui lie Tybalt à Lady Capulet, ou que la passion, sous-jacente, entre Mercutio et Roméo… Le duo de créateurs a choisi de conserver la scène énigmatique entre ces deux derniers, dialogue parsemé d’allusions érotiques, qu’on évacue généralement «afin de ne pas affaiblir l’intrigue centrale, note Chaurette. Mais ce faisant, on affadit le personnage de Mercutio, qui représente l’artiste, le porte-parole de Shakespeare. Il n’y a pas de charge contre l’homosexualité chez le dramaturge, mais plutôt une glorification.»

C’était une époque où «les rapports entre hommes étaient considérés comme supérieurs aux relations amoureuses»… «Mais je ne pense pas que ça atténue la force de l’amour entre Roméo et Juliette, estime Martine Beaulne. C’est le génie de Shakespeare: il va au bout de toutes les passions.»

Au milieu de cette ère de désordre sanglant, jaillit l’amour entre deux êtres «qui se reconnaissent». Pour dénicher son couple de tourtereaux – ainsi que tous les autres jeunes comédiens -, traversant le passage délicat de l’enfance à l’âge adulte, la metteure en scène a fait passer des auditions, pour la première fois de sa carrière. «Je voulais des comédiens jeunes, afin que l’éveil de la sexualité soit vécu sur scène. On oublie souvent la force de la première relation sexuelle, désormais banalisée.» Elle a retenu cinq garçons et autant de filles, qu’elle a unis selon toutes les combinaisons possibles. Danny Gilmore et Isabelle Blais, deux jeunes encore peu connus, ont émergé du processus.

«Danny et Isabelle sont tous les deux légers et graves, élégants. Roméo et Juliette, ce sont des jumeaux qui se retrouvent. Et ils savent que leur réunion va être éphémère. Il y a une notion de danger, d’urgence dans leur amour, qui est très importante.»

Si la ferveur, l’ouverture propres à la jeunesse exacerbent leurs sentiments, l’éternelle équation entre l’amour et la mort, «cette grande inconnue», concourt aussi à l’intensité de l’extase. Une constante dans notre culture, constate Chaurette. «Tristan et Iseult, par exemple, meurent pour rien. Le grand coup de génie de Shakespeare, c’est d’avoir inventé que l’un des amoureux va voir l’autre mourir… On se tue deux fois, finalement, dans cette finale qui ressemble à du Ionesco avant la lettre. Le poète joue sur l’absurde, qu’on pensait avoir découvert au XXe siècle. C’est une leçon de théâtre. Shakespeare écrit souvent une scène très drôle après une tragique, en passant par l’absurde. Chez lui, la drôlerie est provoquée par l’inattendu, la surprise, pas par le burlesque.»

De Roméo et Juliette, qui a été montée il y a à peine une décennie au TNM, on a pu voir moult versions. L’ouvre, qui repose sur un système de couples et d’oppositions (jour/nuit, Montague/Capulet, amour/haine…), permet différentes interprétations. «Je pense que c’est la pièce où j’ai fait le plus de direction d’acteurs au niveau de la psychologie, dit la metteure en scène.» Pour Chaurette et Beaulne, le mot d’ordre a été «simplicité». «Je pense qu’en retournant à l’ouvre, on va permettre au public d’avoir une vision plus globale de notre monde, résume Martine Beaulne. On ne prend plus le temps de réfléchir aux choses les plus naturelles. La mort est évacuée, comme si c’était banal. Qu’est-ce que la beauté, l’amour? J’aimerais que le public réfléchisse à ces questions philosophiques, et qu’il redécouvre l’histoire, qui est si belle.»

Comme s’il vivait la pureté et l’intensité d’un premier coup de foudre.

Au TNM
Du 12 janvier au 6 février