Emmanuel Bilodeau : Prince héritier
Avec son premier grand rôle au théâtre, EMMANUEL BILODEAU apprend à se faire confiance. Même si cela lui demande une discipline olympienne. Rencontre avec un acteur modeste.
Entre Noël et le jour de l’An, alors que tout s’était tu au Théâtre du Rideau Vert pour la traditionnelle pause des Fêtes, Emmanuel Bilodeau s`est quand même présenté rue Gilford tous les jours. Pendant deux semaines, il a été seul en salle de répétition. Seul avec les vers immortels de Shakespeare, à apprivoiser le défi qui l’attendait. A prendre ses repères, à répéter son énorme charge textuelle et, aussi, à apprendre le calme. «Tout seul, on est totalement libre, constate le comédien. C’est sûr que tout ça est gros, mais quand on est détendu, c’est tellement plus facile. C’est ça la solution: savoir ce qu’on fait, respirer, et y aller. Et ça sera ce que ça sera.» Une sorte de variation sur la fameuse tirade d’Hamlet…
Dès qu’il a su, grâce à une audition fructueuse, qu’il héritait, tardivement, de l’un des rôles les plus imposants et célèbres du répertoire (en remplacement de Marc Béland qui s’est désisté l’été dernier), Emmanuel Bilodeau a mis toutes les chances de son côté pour se mesurer à ce personnage qui, a priori, lui faisait peur. Depuis le mois de septembre, il y a travaillé tous les jours, se consacrant exclusivement à la pièce mise en scène par Guillermo de Andrea, qui prend l’affiche le 26 janvier. «Je n’aurais pas passé à travers les répétitions, autrement. Je ne veux plus faire de théâtre en faisant autre chose en même temps, ça n’a pas de bon sens», dit le comédien, qu’on n’a pas vu sur une scène montréalaise depuis Demain matin, Montréal m’attend (mais il a joué l’an dernier dans Le Visiteur, au Bic, le rôle créé ici par… Marc Béland).
Et il s’est attelé à se mettre en forme: le rôle tient aussi de la performance athlétique. «Ça demande une concentration incroyable. Hamlet est toujours à la limite de basculer dans la folie, le désespoir…» Au gymnase, Bilodeau a gonflé sa confiance, volontiers vacillante, autant que ses muscles. «Je suis facilement déstabilisé en répétitions, avoue le comédien. Un metteur en scène qui me fait une remarque, un camarade qui lance une blague, et je perds toute confiance en moi. Or, l’entraînement me donne un souffle, et plus d’assurance.»
Je suis timide mais j’me soigne
Emmanuel Bilodeau, vous l’aurez compris, est loin de l’acteur à l’ego surdimensionné. Mais il se soigne… «J’ai appris à être moins timoré. Il faut que je me répète que je suis capable. J’ai vite eu besoin de sentir que je pouvais le faire et il me fallait inspirer mes 18 partenaires de jeu: j’ai l’impression que l’interprète d’Hamlet doit être une locomotive. Faire accroire à tout le monde que je sais exactement où je m’en vais, même si ce n’est pas le cas. C’est un rôle où il faut beaucoup de fuck you all. Je dois me donner l’illusion à moi-même que je suis un grand acteur. Même si, quand je m’arrête un peu, c’est plus ça… Voilà pourquoi j’essaie de rester dans l’action tout le temps.»
Surtout, l’interprète relativise l’ampleur de sa tâche, refusant de partir en peur devant la réputation intimidante de la pièce. «On publie tous les jours des études sur Hamlet: est-il fou, est-il amoureux de sa mère? Freud s’est attardé à ça… Il reste que c’est ni plus ni moins qu’une pièce de théâtre, fascinante à étudier, parce que la poésie est tellement grande et belle. Mais l’essentiel de son questionnement, c’est le genre de questions que tout le monde, tous les jours, peut se poser. Vivre ou arrêter de vivre, dénoncer l’hypocrisie ou faire des compromis… Toutes les grandes, et les petites, questions de la vie.»
Sommé de venger son père, le prince du Danemark tergiverse sans fin, à une époque où on ne coupait pas tant les cheveux en quatre. «Hamlet se demande si c’est plus honorable de subir la vie avec tout ce qu’elle a de merdique et de difficile, ou de s’attaquer au destin et, en voulant changer les choses, de risquer la mort. Ces questionnements-là, il faut se les imposer. Et, ce que j’aime, c’est qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une mort physique. C’est toutes les petites morts dont on a peur, aussi. Les changements de cap. On a peur de l’inconnu, parce que ça pourrait être encore pire. On a peur du changement. C’est humain. C’est pour ça que c’est universel, aussi.»
Le comédien avoue qu’il n’a pas une vision monolithique du personnage, pour qui tout bascule après le mariage précipité de sa mère, fraîchement veuve. «Tout d’un coup, il voit la vie comme elle est vraiment, les gens avec leur hypocrisie, leurs contradictions. Et il n’accepte pas qu’ils vivent dans le mensonge, dans toute cette merde qu’on découvre quand on vieillit. C’est un personnage totalement entier qui doit mourir, presque. Moi, mon métier est plutôt d’être ouvert à tout, de comprendre l’être humain et d’accepter ses contradictions», résume le comédien qui, avant de réaliser son rêve de jeunesse et d’entrer à l’École nationale de théâtre, à 23 ans, avait déjà passé son barreau et tâté du journalisme. Du droit au jeu: deux métiers qui, pour être différents, requièrent la capacité de couler d’un univers à un autre, de défendre plusieurs visions…
Emmanuel Bilodeau peut lui-même être, dans sa vie, un prince de l’indécision, agonisant devant une alternative, aisément paralysé par l’angoisse ou le doute: «Suis-je en train de faire la bonne chose, est-ce ça le personnage?» Avec sa vulnérabilité, son regard rêveur et sensible, on y voit volontiers un Hamlet en puissance. Ne sachant trop s’il est près du personnage, le comédien croit en tout cas que «ça n’aide pas nécessairement, ce qu’on est dans la vie. Si je suis trop paralysé par mes questionnements et mes doutes, je ne serai pas capable de jouer Hamlet.»
Le comédien a suivi le même cheminement que son personnage qui, après avoir longuement réfléchi et torturé sa conscience, passe à l’action. Il est bien préparé: maintenant, il faut plonger. Jouer. «Il faut juste faire confiance à son instinct, à ce qu’on est. Il y a tellement d’interprétations d’Hamlet possibles, que la meilleure va être celle qui provient de mon instinct. Il faut que j’y aille avec ce que je sais de la vie. C’est la seule façon de m’en sortir, je pense…
«Hamlet est confronté à son destin. Il a été choisi pour vivre une situation épouvantable, et il se sent bien petit. Et c’est un peu comment je me sens, moi, devant cette tâche à accomplir.» Emmanuel Bilodeau sait qu’avec Hamlet, il se collette à un personnage auquel se sont mesurés nombre de grands acteurs: Laurence Olivier, Gérard Philippe, Ralph Fiennes, pour ne nommer que ceux-là. Or , les circonstances dans lesquelles le rôle lui a été attribué contribueraient plutôt à alléger la pression. «Je trouve ça "au boutte" de ne pas avoir été le premier choix, assure-t-il. Personne n’a pensé à moi comme une évidence pour jouer ce rôle. Moi, j’ai jamais fait de grand rôle au théâtre. Alors, j’ai pas la pression du grand acteur au sommet de sa gloire qui s’attaque maintenant à Hamlet, pour couronner sa carrière. Et les foules ne se déplacent pas pour voir "Laurence Bilodeau"… Pas du tout! Je suis là comme un gars qui arrive un peu pour, pas sauver les meubles, mais pas loin: on était rendu en septembre! Il fallait que quelqu’un le fasse, ce maudit rôle-là… Et certains acteurs ont refusé de passer l’audition: c’était trop gros, trop dernière minute. Moi, je me dis: je vais faire ce que je peux, y mettre le plus de générosité possible. L’enjeu, c’est de raconter une histoire, et d’être bien, détendu. S’il y a des gens qui veulent penser que c’est le rôle de ma vie, et que la pression est épouvantable, moi, je refuse d’embarquer là-dedans.»
En fait, peu importe le résultat sur scène: pour Emmanuel Bilodeau, l’étape la plus importante est déjà franchie. «Mon attitude m’a beaucoup surpris, en répétitions (rire). J’étais bien content de moi, d’avoir travaillé, d’avoir dit: tant pis, et d’avoir plongé. J’ai eu du plaisir. J’ai appris. Alors, le défi du travail de répétitions, j’ai l’impression que je l’ai relevé.»
Au Théâtre du Rideau vert
Du 26 janvier au 20 février