Animateur et homme de théâtre, JACQUES LANGUIRAND connaît bien l’ouvre de Shakespeare pour l’avoir défendue sur scène, pour Robert Lepage, et adaptée pour la télévision. Il nous explique en quoi Hamlet est résolument moderne.
Hamlet fait partie du cycle des pièces noires de Shakespeare, après celui des pièces historiques. Les tensions ne sont plus dans le monde, dans l’action, en particulier dans le politique où se jouent les passions; mais à l’intérieur, dans les âmes.
Hamlet n’est pas un héros qu’on peut donner en exemple aux jeunes! Il est le prototype du héros tourmenté, entraîné malgré lui dans un monde corrompu. Il tourne et retourne la situation dans sa tête. Quand il avance, c’est pour mieux reculer. On le voit engagé dans un labyrinthe inextricable. Prince du Danemark, il avait jusque-là un avenir que l’usurpateur lui a volé. Le voici devant l’évidence: No Future.
Hamlet est malade. Comme tous les héros de Shakespeare. Qui nous les montre en pleine crise. D’où leur dimension universelle et, je dirais, leur modernité. Avec le Barde, j’ai toujours l’impression de barboter en pleine humanitude: les passions éclaboussent la raison.
Une nuit, sur les remparts du château d’Elseneur, le prince Hamlet répond à l’appel du fantôme du roi, son père. Ainsi apprend-il que son père a été empoisonné sur l’ordre de son frère qui lui a non seulement pris sa couronne mais aussi sa femme, la mère d’Hamlet. Il commande à son fils de venger ce crime. Tel est le destin qui s’impose à Hamlet: venger son père, rendre sa mère à la dignité, et affirmer sa propre loi; autrement dit, prendre sa place.
Mais avec l’apparition de son père, c’est le surmoi d’Hamlet qui prend le dessus: les règles, les codes, les lois, le devoir; le moi ne parviendra pas à se réaliser.
Aussitôt informé, Hamlet devrait se précipiter dans les appartements de l’usurpateur et le trucider pour en finir. Ce qui ferait de cet exercice un bien piètre lever de rideau. Mais il tergiverse, tourne en rond, imagine des mises en scène comme si la Fatalité allait le pousser enfin à agir, impuissant qu’il est de le faire par lui-même. Et c’est précisément cette quête d’un aboutissement dans le dédale de l’intrigue, qui fait de cette pièce du grand théâtre.
Hamlet , de toute évidence, a un Odipe mal résolu. Le voici qui pénètre dans la chambre de sa mère – Freud aurait aimé cela – pour lui faire une scène! Il lui reproche de se vautrer dans le stupre avec l’usurpateur. Rien de moins, je dirais, qu’une scène de jalousie. Dans le paradigme freudien, l’enfant ne devient mature que lorsqu’il s’affranchit du triangle familial. Du reste, Freud nous a fait voir que le drame de Shakespeare se présente comme une variation de la tragédie antique Odipe roi de Sophocle, où le père trahi demande à son fils, comme preuve d’attachement, de tuer sa mère. Hamlet est littéralement prisonnier de son histoire de famille.
Avec Ophélie, Hamlet se conduit comme un enfant gâté. Pas de doute, quant à moi, que, plus jeunes, ils ont joué au docteur. Du reste, elle lui est promise. Mais au lieu de la séduire, il se livre avec elle à un jeu cruel. Ce sont déjà Les Enfants terribles, de Cocteau, plongés dans un monde irrationnel, et qui se font peur. Moderne en effet.
Hamlet feint la folie. Feint-il vraiment? C’est un jeu dangereux que de simuler la folie. Il est tellement à l’aise dans la feinte qu’il s’y trouve comme chez lui. C’est l’un des rares moments où il me donne l’impression de maîtriser sa vie. Ophélie est incapable de le suivre sur cette voie. Sans doute parce qu’elle cherche à comprendre, à trouver le sens des pirouettes d’Hamlet. Elle y met une telle énergie qu’elle sombre dans la folie pour de bon. Tout se passe comme si Hamlet, avant d’aller au bout de son destin, devait se libérer de tout ce qui le retient.
Dans cette tragédie, Shakespeare montre à l’ouvre les deux grandes peurs de l’homme: celle de devenir fou et celle de mourir. Que l’on peut ramener à la peur de perdre la conscience d’être. Ce qu’évoque le thème du monologue: Etre ou ne pas être.
La pièce se termine dans le sang. La mort libère Hamlet de lui-même et, du coup, elle libère l’histoire du théâtre d’un personnage qui n’était pas fait pour devenir roi, trop enclin qu’il est à tergiverser, à tourner en rond.
Hamlet est moderne, oui, dans la mesure où il est un bouquet d’humanitude, riche de contradictions, de crises et de fureurs. Comme toutes les grandes ouvres, cette pièce est une toile sur laquelle on projette ce que l’on est.
L’ouvre de Shakespeare fait partie du patrimoine de l’humanité. Elle est transhistorique et transculturelle. Et même, pourrait-on dire, à l’épreuve de toutes les traductions, adaptations et traitements scénographiques possibles et impossibles. On a démontré qu’à tout moment dans le monde, il y a quelque part une pièce de Shakespeare qui est jouée. C’est tout ce qui reste de l’empire britannique sur lequel, disait-on à l’époque, le soleil ne se couchait jamais! Sur l’ouvre de Shakespeare, le soleil ne se couche jamais pour la raison que le Soleil, c’est Lui!