Pierre Lebeau : Terre des hommes
Comédien-caméléon, PIERRE LEBEAU passe d’un univers dramatique à l’autre en défendant des personnages extrêmement contrastés. Avec Lennie, dans Des souris et des hommes, il trouve un autre rôle à sa mesure, aux côtés de son complice, Alexis Martin.
Dans notre univers théâtral, le comédien Pierre Lebeau est en voie de devenir le champion incontesté de la polyvalence et des défis hors norme. En effet, qui peut oser comme lui se frotter à la rigueur du Théâtre Ubu, à l’artisanat flamboyant d’Alexis Martin, au romantisme héroïque de Cyrano, à l’avant-gardisme intemporel des Oranges sont vertes et à la truculence des Boys de Louis Saïa?
Et, surtout, quel genre de caméléon peut trouver à coup sûr la couleur et le ton justes dans un tel tourbillon d’univers dramatiques et de personnages contrastés?
«L’interprétation, pour moi, c’est l’inspiration que je trouve chez les autres, confie le comédien. Tant que j’aurai du plaisir à observer un garagiste, une serveuse et tous les gens que je côtoie, je pourrai trouver les clefs de mes personnages. La plupart des ouvres, petites ou grandes, racontent essentiellement des histoires simples et des émotions qu’on peut décoder quand on reste près des gens.»
A compter du 27 janvier, au Théâtre Denise-Pelletier, Pierre Lebeau incarnera, dans Des souris et des hommes de John Steinbeck, une nouvelle créature qui l’a fasciné. Avec sa carrure d’armoire à glace, il y campera le bouleversant Lennie, ce simple d’esprit dont la force n’a d’égal que son désir incontrôlé de caresser tout ce qui est doux. Aux côtés d’Alexis Martin, son grand comparse des dernières années, et d’une dizaine de comédiens dirigés par Pierre Collin, Lebeau plongera dans ce classique de la dramaturgie américaine qui conserve toute son actualité.
«Quand je me rends aux répétitions au Théâtre Denise-Pelletier et que je vois le désespoir des itinérants et des gens échoués en pleine rue, j’ai l’impression qu’ils sont très proches de Lennie et des dépossédés qui peuplent l’ouvre de Steinbeck», constate tristement le comédien.
Créée en 1937, alors que l’Amérique se remet à peine de la Grande Crise, Des souris et des hommes témoigne des souffrances et de l’aliénation d’un prolétariat dont le destin a été brisé par les soubresauts du capitalisme. Travaillant d’une ferme à l’autre dans la campagne californienne, Lennie partage avec George (Alexis Martin), son compagnon d’infortune à l’esprit vif, le rêve d’acheter un jour une petite terre bien à eux. L’exploitation dont ils sont victimes et l’inconscience meurtrière du géant, qui broie tout ce qu’il caresse, finiront cependant par anéantir leurs projets…
Les deux font la paire
«En marge de sa critique sociale, cette pièce, c’est aussi l’histoire d’un grand amour, poursuit le comédien. La phrase toute simple qui m’inspire le plus dans le texte, c’est quand Lennie dit: "George pis moi, on va partout ensemble". Elle illustre à quel point ces deux-là ne peuvent vivre l’un sans l’autre, même s’ils sont totalement différents. Sans George, qui le protège de ses propres excès, Lennie serait totalement perdu.»
Pour endosser ce récit tragique sur l’amitié et les responsabilités qu’elle engendre, le duo Martin-Lebeau peut donc compter sur un atout majeur: la complicité. Après avoir fait équipe dans les productions du Groupement Forestier du Théâtre (Matroni et moi, et Oreille, Tigre et Bruit), du Théâtre Ubu (Maîtres anciens et Les Ubs) et dans Sexe, Drogues, Rock & Roll d’Eric Bogosian, les deux compères ont développé, au dire de Lebeau, une complémentarité qui leur permet de saisir leurs personnages et les enjeux d’une pièce en des temps records.
Mais comment le reste de la distribution – qui comprend notamment Julie McClemens, Paul Savoie, Gary Boudreault et Benoît Girard – s’adapte-t-il au tempo et à la synergie des deux presque inséparables? «Tout en respectant les comédiens avec qui on travaille, j’ai parfois l’impression que notre approche intuitive et un peu désinvolte finit par les contaminer! Même si Des souris et des hommes est une ouvre tragique, paradoxalement, les répétitions se sont déroulées de façon très joyeuse. Mais ça ne nous empêche pas de prendre tous les moyens pour que le drame passe sur scène.»
Pour diriger cette bande inspirée, le comédien Pierre Collin effectue un retour à la mise en scène, qu’il a surtout pratiquée dans la région d’Ottawa, où il a longtemps ouvré. Respectant le ton réaliste de la pièce de Steinbeck – que l’écrivain américain avait adaptée de son propre roman – Collin cherchera néanmoins à en évoquer la dimension initiatique. Une architecture rurale un peu mythique (recréée par Olivier Landreville) et des chansons d’époque (interprétées sur scène par Béatrice Bonifassie) s’y confronteront à une traduction d’Yvan Bienvenue, dans une langue rugueuse qui exprimera l’aliénation et la misère des travailleurs agricoles frappés par la Crise.
Au début des années 70, toute une génération de Québécois découvrait Des souris et des hommes par l’entremise d’un téléthéâtre de Paul Blouin diffusé à Radio-Canada. Jacques Godin, dans le rôle de Lennie et Hubert Loiselle, dans celui de George, y crevaient l’écran pour marquer à jamais la mémoire de milliers de téléspectateurs. Trente ans plus tard, Pierre Lebeau se rappelle lui aussi cette adaptation bouleversante.
«Je m’en souviens et c’est sûr que je l’ai trouvée très touchante. Cependant, même si l’interprétation de Lennie par Jacques Godin était très forte, j’en fais totalement abstraction dans ma façon d’aborder le personnage. Je le joue comme je le sens, avec mes références, d’autant plus que le langage théâtral est très différent de celui de la télévision. J’ai trouvé mon propre Lennie.»
Et quels seront les traits dominants de ce Lennie, transfiguré par Pierre Lebeau? «Je vais insister sur ses grands élans de tendresse et de violence, qui sont la contrepartie de son côté enfantin. J’aime ce genre de personnage disproportionné qui peut être minuscule comme une poussière, à un moment, et devenir gigantesque, l’instant suivant. Je m’y reconnais.»
Et c’est ainsi qu’un comédien qui trouvait chez ses contemporains la clef de ses personnage en vint à trouver chez ses personnages une parcelle de lui-même…
Du 27 janvier au 20 février
Au Théâtre Denise-Pelletier