Brigitte Haentjens : Nuit blanche
Après s’être déjà mesuré à KOLTES avec une grosse production au TNM, BRIGITTE HAENTJENS met en scène un court et magnifique texte de «l’ange noir» du théâtre français. La lumière au bout de la nuit.
«Un mur de mots» devant soi. C’est le vertige provoqué par La Nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès. Une «longue phrase» de soixante-trois pages livrée par un personnage, anonyme, à un interlocuteur, invisible (le public?). Koltès a écrit ce texte pour son ami, Yves Ferry, qu’il avait connu au Théâtre national de Strasbourg, au début des années 70. Le comédien français a créé le rôle en 1977, à Avignon, pendant le Off-Festival. Plus tard, l’acteur va qualifier ce personnage de «perdu, noir, dangereux, bouleversant et dérisoire». Un personnage qui ressemble beaucoup à son créateur, en somme.
«L’étranger de La Nuit juste avant les forêts est un des seuls personnages masculins de sa dramaturgie avec lequel Koltès est en symbiose, affirme Brigitte Haentjens. Généralement, les hommes qu’il imagine sont des voleurs, des dépravés, des drogués, des bourreaux ou des escrocs. Ici, cet homme seul, qui parle abondamment, et qui cherche désespérément un refuge pour son âme, c’est Koltès!»
Voilà longtemps que la metteure en scène voulait s’attaquer à ce texte. Ce «projet fou», elle le réalise, dès le 2 février, alors qu’elle produit et dirige La Nuit juste avant les forêts. De loin, le petit spectacle le plus attendu de la saison, qui sera défendu par James Hyndman. «C’est complètement casse-cou comme aventure, dit Haentjens. J’ai un budget total de 12 000 dollars! – James et moi, on ne se prend pas de salaire. Je m’occupe de tout: location de la salle, imprimerie, administration… C’est exigeant, mais je jouis d’une liberté totale. Or, la liberté a un prix.»
Depuis 1991, c’est la cinquième – et plus intime – production d’une pièce de Koltès à Montréal. La productrice a choisi un lieu vacant – une ancienne maison de chambres, au coin des rues Ontario et Papineau – qui peut recevoir une trentaine de spectateurs par soir. Ces derniers seront donc en communion avec l’acteur. «J’avais l’intuition que ce texte rejoindrait James (Hyndman) – un comédien que je ne connaissais pas beaucoup, mais avec qui je désirais travailler. A l’instar du personnnage de La Nuit…, James est aussi, à sa façon, une espèce d’exclu; un "enfant de la balle" qui a vécu toute sa jeunesse dans des villes étrangères.»
Émule de Rimbaud, Koltès est «un poète aux semelles de vent» qui exprimait sa haine des Français par rapport à leur aversion pour les étrangers. Au retour de voyages en Afrique et en Amérique centrale, l’auteur se rebelle contre l’injustice et la bourgeoisie occidentale. Comme en témoigne cette citation tirée d’une entrevue accordée à France Culture, en 1988, quelques mois avant sa mort des suites du sida: «C’est mieux de se dire qu’on va construire un hôpital au Zaïre que de s’acheter une villa. C’est pas sentimental. C’est une morale élémentaire.»
Paradoxalement, Bernard-Marie Koltès sera l’amant de Patrice Chéreau – le metteur en scène le plus embourgeoisé de France -, ainsi que l’enfant chéri de l’élite culturelle parisienne – Michel Piccoli et Maria Casarès faisaient partie de ses relations! «Sa révolte contre l’ordre établi me touche beaucoup, justement, parce qu’elle est douce et tendre, rétorque Brigitte Haentjens. C’est une révolte plus romantique qu’anarchique, plus poétique que politique. Et Koltès restera terriblement seul. Jusqu’à sa mort.»
Ces jours-ci, Brigitte Haentjens rêve à l’auteur de Dans la solitude des champs de coton. La metteure en scène le voit dans des cafés, la nuit, en train de parler à des gens, occupé à se nourrir de l’Autre, «à chercher quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel». «Pour moi, Koltès est un ange noir. Il m’habite. Je crois qu’avec Genet, c’est la plus grande parole dramaturgique de la dernière partie du siècle en France. Et le théâtre, c’est la force de la parole. Ces textes vont demeurer. Ils forment des terrains fertiles où se nourriront plusieurs générations d’artistes.»
Du 2 au 20 févrierAu 1680, rue Ontario Est