Édouard Lock : Le saut dans le vide
Il est comme ça, Édouard Lock. Depuis Human Sex, la réputation de sa compagnie, La La La Human Steps, n’est plus à faire. Pourtant, à la veille de la création nord-américaine d’Exaucé, la star de la nouvelle danse s’interroge sur son avenir.
Dans ses studios, à l’étage supérieur du cinéma Rialto, avenue du Parc, la troupe La La La Human Steps répète Exaucé, la dernière ouvre d’Édouard Lock. Après un repos d’un mois, danseurs et chorégraphe viennent de se remettre au travail. Dans quelques semaines, ils entreprendront une tournée gigantesque (une trentaine de villes européennes et nord-américaines) qui se terminera en 2001.
Malgré le fait que la pièce ait récolté des éloges à Tokyo où elle fut présentée en première mondiale l’automne dernier, le chorégraphe demeure nerveux. Une nervosité qui s’accentuera au fil des jours. Même s’il est dans le métier depuis un quart de siècle et qu’il a passé plus d’une dizaine d’années dans ses valises, le trac l’habite autant que lorsque La La La s’appelait Lock-Danseurs, au début des années 80. Comment peut-il douter de la qualité de son ouvre avec une feuille de route qui n’affiche que des succès?
«Pour moi, les succès antérieurs ne garantissent rien. Plus je connais la pièce, plus j’anticipe ses difficultés, explique-t-il. Le jour d’un spectacle, je suis incapable de visiter la ville. C’est à peine si je suis capable de manger. A tel théâtre, je sais que je devrai régler tels problèmes techniques. A tel autre, ce sera autre chose.»
Cet après-midi-là, la nervosité d’Édouard Lock semblait s’être déposée sur les robustes épaules de sa danseuse-vedette et compagne de travail des premières heures de La La La, Louise Lecavalier. Au cours de la répétition, la blonde interprète laissera échapper en l’espace d’une dizaine de minutes un cri de douleur ou s’excusera d’un faux mouvement. «La présence d’un observateur l’a toujours dérangée», expliquera plus tard Édouard Lock. Lorsque je m’étonne de le voir aussi calme en studio, il rétorque: «J’adapte mon attitude en fonction de la personnalité des danseurs. Certains souhaitent me voir exubérant, d’autres ont besoin du contraire. Par exemple, si j’agis comme Louise (il mime une expression d’extrême tension), ça ne fonctionnera pas.
Lock, exubérant? Allons donc! Avec ses inséparables vêtements noirs – «C’est que je ne comprends rien aux couleurs», avouera-t-il avec un sourire -, ses cheveux d’ébène coupés en brosse, ses pupilles sombres et son visage émacié, Édouard Lock incarne à la fois l’artiste tourmenté et l’adolescent rebelle. L’homme de 44 ans a toujours été fasciné par la mort. De là à être inquiet à longueur de journée, il y a un pas qu’il ne franchit pas allègrement.
«Je me questionne davantage que j’angoisse. Les cinq dernières années ont été difficiles pour moi (il a vécu le décès de son père, entre autres). Etre confronté à la disparition d’un proche, c’est être confronté à sa propre existence. On se demande ce qui va nous marquer à la fin de notre vie.» Et quels seront ses derniers souvenirs? «Mes échecs amoureux, lance-t-il tout de go. Je ne suis pas du genre à ranger mes histoires d’amour dans un tiroir.»
La relation de couple constitue un thème récurrent dans les spectacles d’Édouard Lock. C’est dans la formule des duos que l’inconscience amoureuse du chorégraphe s’exprime le plus ouvertement. Et sa vision n’a rien de glamour: les interprètes se bousculent, se repoussent ou encore se tournent le dos. Témoin de ces échanges tumultueux, le spectateur a l’impression d’assister à un moment d’intimité chargé d’émotions suscitant chez lui des sentiments troubles. C’est sans doute là, outre sa magnifique gestuelle, que réside la grande force d’Édouard Lock. «Pendant une heure et demie, danseurs et public vivent une relation passionnelle. En art, seuls le théâtre et la danse proposent ce type de rapport.»
C’est probablement en raison de l’absence de rapports «vivants» avec le public qu’Édouard Lock ne sera jamais cinéaste. On lui pose d’ailleurs souvent la question car, depuis quelques années, le chorégraphe réalise tous les films présentés à l’intérieur de ses spectacles. Celui de 2 abordait le vieillissement du corps. On y voyait Louise Lecavalier à différentes étapes de sa vie. «Pour Exaucé, les images vidéo sont moins narratives, dit Lock. Elles évoquent mes pensées au moment de la création.»
A tour de rôle
Ne danse pas qui veut chez La La La Human Steps. Le danseur doit savoir composer avec la confrontation et ses démons intérieurs. La compagnie fut une excellente école pour le comédien Marc Béland et les danseuses Sarah Williams, Francine Liboiron et Carole Courtois, entre autres. Jusqu’en 1993, Édouard Lock partageait la scène avec les membres de sa troupe. Par la suite, il a préféré se consacrer uniquement à la chorégraphie pour ne pas mêler les cartes. Le goût de la danse ne l’a toutefois pas quitté. Dernièrement, il fut question pour lui d’interpréter une création solo dans le cadre d’un spectacle humanitaire auquel était associé un ami de longue date, le chorégraphe Paul-André Fortier. «Mon projet est tombé à l’eau en raison des difficultés d’horaires.»
Comme chez O Vertigo et la compagnie Marie Chouinard, La La La human steps a vu plusieurs danseurs quitter ses rangs. Volonté d’explorer de nouveaux horizons, lassitude des tournées, fatigue du corps, bataille d’egos, fin de contrat sont les principales causes à l’origine d’un départ. Ironie du sort? Édouard Lock a recruté d’un coup trois anciens danseurs des Grands Ballets Canadiens. Ces derniers l’ont suivi après sa création du ballet Étude chez les GBC, il y a deux ans.
Outre le talent, la volonté de dépassement doit être partagée par tout le monde. «Ce sont des danseurs qui vivent constamment des doutes», rapporte Lock. Lors de la création, le chorégraphe les entraîne vers des lieux complexes de l’inconscience. Les prises de bec sont fréquentes, ce qui n’inquiète pas le chorégraphe, qui en a vu d’autres. Au contraire, il croit que la confrontation, tout comme la peur de l’échec, conduit ses collègues et lui-même à pousser plus loin la machine. «C’est lorsqu’on vit une situation inconfortable qu’on livre le meilleur de soi-même, dit-il. Ça crée un sentiment d’insécurité qu’on cherche aussitôt à éliminer.
«On ressent la même chose que lorsqu’on est sur le bord d’un précipice. On est attiré par le vide et, en même temps, on en a peur. Plus on est sûr de ce que l’on fait, moins on génère cette insécurité qui fait que le public va nous suivre.» Le même principe est servi en entrevue: c’est connu, Édouard Lock livre des réponses désarçonnantes, obscures. «On me reproche d’être souvent évasif mais ne me demandez pas pourquoi, je l’ignore.»
Changement de cap
Bien qu’Exaucé emprunte des traits à 2, comme l’utilisation abondante d’images vidéo, une gestuelle moins survoltée et la présence de musiciens sur scène, c’est surtout avec Étude que sa nouvelle ouvre partage le plus de points communs. Édouard Lock utilise des éclairages clairs-obscurs et une succession de pas de deux avec des pointes à profusion. Il s’agit là du troisième projet d’Édouard Lock dans l’univers des lignes pures (la première remonte en 1987 pour le compte du Ballet national de Hollande). «La pointe présente le corps humain de façon claire, linéaire et très graphique. Si on y ajoute une complexité et un rythme accéléré, ça nuit à la clarté de sa forme. Résultat: le spectateur ne comprend pas le spectacle. Cette incompréhension le déstabilise et provoque chez lui des émotions proches de l’enfance.»
Chez ce chorégraphe dont la gestuelle convulsive a révolutionné la danse contemporaine et séduit, entre autres, David Bowie et Frank Zappa, qui lui ont commandé une ouvre, l’utilisation des pointes indique un changement de cap. Or, il se défend de s’être assagi avec les années. «C’est qu’on ne souhaite pas se répéter. Louise (Lecavalier) a 40 ans. Ce qu’elle faisait auparavant, elle est encore capable de le faire aujourd’hui. Sauf que ça ne l’intéresse plus et moi non plus. Quel est le désir d’un artiste sinon celui d’explorer des choses différentes?», affirme-t-il.
Cela dit, le public reconnaîtra sans peine la signature unique d’Édouard Lock. Et pour cause: chaque nouveauté reprend une idée laissée en plan. «Je ne fais qu’inventer une façon inédite d’aborder quelque chose d’incompréhensible pour moi.» Lorsqu’il était jeune chorégraphe, il se souvient d’avoir vu un spectacle signé par une consour new-yorkaise nommée Pookhay, puis, plus tard, d’un solo de Trisha Brown. Ces dernières ont influencé sa manière de chorégraphier: «Leur complexité avait une précision parfaite». Le travail de George Balanchine l’a aussi inspiré. Il avoue cependant voir peu de spectacles de danse, par peur d’être influencé.
Or, si un artiste risque d’être copié, c’est bien lui. On ne compte plus les chorégraphes qui se sont inspirés de son style. Qu’il soit un modèle pour la relève, cela lui importe peu. «Je ne veux pas savoir ce que les gens pensent de mon ouvre, je fais mon affaire et je veux être perdu là-dedans.»
Depuis quelque temps, il jongle avec l’idée de former de jeunes chorégraphes et danseurs à sa compagnie. Il ne fait aucun doute pour lui que la relève a un bel avenir à l’extérieur de nos frontières. «La danse d’ici a bonne réputation. Dans mon temps, les Européens et Américains ne savaient rien de nous.» Toutefois, les jeunes devront retrousser leurs manches. «Il sera plus difficile pour eux de créer du matériel inédit. Les styles et les références s’entrecroiseront de plus en plus.»
En attendant, le travail d’Édouard Lock reste à l’abri des modes, ce qui ne l’empêche pas d’en être presque toujours insatisfait. Le contraire nous aurait surpris!
Du 4 au 13 février
Au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts