Jusqu’au 27 février
Au Grand Théâtre
Avant même que la première réplique soit lancée, l’oil est interpellé par une vision troublante. Décrépite, une maison scindée en son centre s’enfonce dans le sol. Comme toutes les épaves, on pressent qu’elle cache en ce qui lui reste de cour les secrets des vies qui l’ont jadis habitée. Le metteur en scène Gill Champagne et son fidèle comparse Jean Hazel proposent une métaphore à la fois simple et riche, écrin parfait où s’animeront les personnages de Shepard, quelque part entre la vie et la mort.
Le temps s’est arrêté, il y a de cela plusieurs décennies, dans cette ferme de l’Illinois. Dodge (Roland Lepage), le chef de famille, agonise sur son divan en compagnie de sa bouteille. Halie (Paule Savard), qui a trouvé refuge au deuxième, entourée de photos et de crucifix, donne le change avec son verbiage et ses toquades. Un fils mort dont on évoque le souvenir; un autre de retour au foyer et un troisième qui n’est jamais parti. Tout aurait pu rester figé ainsi. Un portrait de famille comme il y en a des milliers, jauni et usé, mais indifférenciable. Mais Vince (Hugues Frenette), le petit-fils exilé depuis plusieurs années, décide de remonter le chemin de son enfance en compagnie de sa copine Shelly (Nathalie Poiré). Il n’y a pas que les racines qui sont enfouies sous terre…
Shepard fait voler en éclats un des mythes fondateurs de la société nord-américaine: la famille idéalisée. La famille harmonieuse, refuge et abri, n’existe que sur les clichés. Quels secrets cachent ces regards faussement souriants lorsque l’on feuillette un album? Dans le cas présent, un acte contre-nature fut commis il y a longtemps. Tous les membres du clan ont fait pacte de silence. L’érosion menant à la frontière de la folie a dès lors entamé son ouvre. Le miroir se brisera avec l’arrivée de celui que personne ne reconnaît. Mais sa quête d’identité s’avérera si vitale qu’elle fera de lui un clone consentant. Bon sang ne saurait mentir…
Gill Champagne a orchestré le tout avec finesse, faisant confiance à la force du texte fort bien traduit par Jean-Marc Dalpé. Ce dernier a su trouver le ton et le rythme voulus. Le metteur en scène n’avait pas à forcer la note, les personnages de l’histoire étant suffisamment porteurs du sens sans qu’on ait à souligner à gros traits. Roland Lepage s’est glissé dans la pauvre carcasse de Dodge avec beaucoup de sensibilité et de retenue. Fort convaincant. Paule Savard rend bien son Halie. Elle prend toute son ampleur en dernière partie de la pièce. Le Tilden de Pierre Gauvreau émeut par sa linéarité et Guy-Daniel Tremblay campe avec brio un Bradley troublant et quelque peu cauchemardesque. John Applin, dans le rôle plus effacé du révérend Dewis, est crédible. Hugues Frenette donne à Vince la fougue et le ressort nécessaires. Shelly est bien servie par le naturel et la spontanéité de Nathalie Poiré, comédienne qu’on aurait plaisir à voir plus souvent sur nos scènes. Un parcours réussi à travers les méandres d’un faux oubli et d’un trop réel secret.