Je suis une mouette… : A bout de ciel
Scène

Je suis une mouette… : A bout de ciel

Ça aurait pu être didactique: Je suis une mouette… nous plonge au contraire dans un tourbillon d’émotions. SERGE DENONCOURT a signé un spectacle enlevé et passionné.

Ironie du sort, peut-être: le meilleur moment de la saison théâtrale jusqu’ici, on le doit à un spectacle qui, de l’aveu même de son concepteur, «n’est pas une pièce». Je suis une mouette (non, ce n’est pas ça) se situe quelque part entre l’atelier d’exploration, la mise en abyme du processus créateur, et la représentation de la pièce d’Anton Tchekhov, qui a triomphé au Théâtre d’art de Moscou, il y a cent ans et des poussières. Stanislavski disait du dramaturge russe qu’il aimait aussi bien «l’envers que l’endroit» de la vie théâtrale. Le voilà bien servi avec cette magnifique coproduction du Quat’Sous et du Théâtre de l’Opsis, qui nous offre les deux en un même mouvement.

En fait, Serge Denoncourt a rendu Tchekhov à ceux pour qui ses pièces sont d’abord superbement taillées: les comédiens, ces grands transmetteurs émotifs. Le spectacle – qui s’appuie sur une ouvre traitant déjà largement d’art et d’ambitions artistiques – appartient à leurs questionnements, à leurs tâtonnements, à leurs angoisses, à leurs ébauches de théories, à leurs émotions qui viennent nourrir le show. Et à leur talent qui, par cette mystérieuse alchimie du jeu, leur permet de se glisser en un tournemain, sous nos yeux, dans la peau d’un personnage.

Le metteur en scène russophile (un théâtre qui lui réussit fort bien, de Comédie russe aux Estivants) a ramassé les temps forts, les scènes chargées émotivement de cette polyphonie d’amours à sens unique, quitte à sacrifier un peu la musique tchékhovienne, faite de petits moments alanguis, d’anecdotes, de conversations sur tout et sur rien, sur le temps qui passe.

C’est donc une Mouette tronquée, mais qui ressort avec étonnamment de force et de vivacité, à travers cette intelligente mosaïque tressée par Denoncourt, où la vie répond à l’art, et vice-versa. Ça aurait pu être didactique: Je suis une mouette… nous plonge au contraire dans un tourbillon d’émotions. Si la réflexion ne vole pas toujours aussi haut, qu’on frôle – rarement – la cuisine d’acteurs, et qu’on pourrait parfois lui reprocher un brin de facilité, ce spectacle enlevé et passionné, habilement construit, capte l’essence de Tchekhov, autant dans les extraits de La Mouette que dans les échanges qu’ils ponctuent. Toutes choses qui font du très bon théâtre.
Des discussions enflammées, souvent truffées de traits spirituels, où l’on voit les comédiens défendre ardemment leurs personnages, leur chercher des justifications psychologiques, creuser leurs motivations, tisser des liens avec des pans de leur vie, remettre en question, même, les mises en scène…

Les moments forts abondent: la douceur de cette scène où les comédiens imaginent ce qu’ont dû faire leurs personnages pendant la nuit demeurée en suspens entre le premier et le second acte: la mélancolie de Portishead qui se marie de poignante façon, l’espace d’une étonnante minute, au spleen tchékhovien; les interprètes qui se retournent un à un pendant que Nina joue la pièce de Treplev avec ferveur. Non dénué d’autodérision, le show se balade avec souplesse des commentaires au jeu, parfois les confrontant dans des moments de brisure, sautant, comme Tchekhov lui-même, du rire à la tragédie.

Dans cet environnement dépouillé – superbe mur sur lequel apparaît discrètement, en surimpression, la tête à monocle du grand Anton -, dans cette succession interrompue de scènes, malgré cette mise à nu du processus créateur, le plus beau, c’est que l’excellent sextuor de comédiens réussit à évoquer l’émotion de La Mouette avec autant de force. Tout simplement superbe de présence, de sobriété et de vérité humaine, Denis Bernard (un comédien qui impressionne de plus en plus) force l’admiration. Monique Miller donne une parfaite truculence à son actrice égocentrique. Annick Bergeron campe une Macha oscillant entre le désespoir et la dérision, à laquelle Luc Bourgeois, en amoureux repoussé, apporte une solide et nuancée contrepartie.

Suzanne Clément compose avec une grande intensité sa Nina, qui passe de la fraîcheur de l’espoir à la désillusion la plus déchirante – bien que la comédienne en fasse juste un tantinet trop dans sa grande scène de la fin… Avant de se rattraper dans le tableau suivant, sobre et vrai, où elle et Jean-François Casabonne, toujours aussi intense, nous chavirent le cour.

On verra aussi une scène extrême, illustrant de renversante manière le lien amour-haine entre Treplev et sa mère – la seule vraie relation amoureuse de la pièce, soutient Denis Bernard: une explosion de violence close par un baiser passionné… C’est l’une des lignes de force de ce spectacle, qui ne s’enferme pas dans une grande vision éclairante. Je suis une mouette… ne propose pas une leçon sur Tchekhov, mais dessine plutôt un portrait multiple de l’ouvre du grand auteur, les comédiens ayant chacun une vision partielle et partiale de la pièce. Tchekhov l’humaniste, Tchekhov le satiriste (le nouveau cliché à la mode, dit-on), Tchekhov le tragédien malgré lui, Tchekhov si-près-de-nous, tellement fin de siècle, Tchekhov qui doute…

Dans une scène brillante, toutes ces visions sont lancées tour à tour par les comédiens, puis aussitôt dénoncées comme clichés, chassées ou enrichies par d’autres. Ce spectacle, dont l’avant-dernière réplique est «peut-être; je ne sais pas», se nourrit de ses contradictions et de ses incertitudes. Portrait mouvant, vivant, d’un théâtre qui l’est tout autant, non figé dans les théories et les formes, «nouvelles ou anciennes», mais qui colle au plus près des émotions. Une dramaturgie qui n’apporte pas d’explication, mais seulement une saisissante peinture de cette absurde et amère chose qu’est la vie. Et c’est une raison suffisante pour l’aimer.

Jusqu’au 27 février
Au Théâtre de Quat’Sous