La Nuit juste avant les forêts : Le déserteur
de public, et il n’en faut pas davantage pour que cette chose magique qu’on appelle le théâtre naisse. Même que cet art de l’humain tend parfois à se noyer dans le fatras de structures trop lourdes. Rien de tel qu’un pas en dehors des lieux institutionnels, en toute liberté, pour secouer la routine et nous rappeler les lignes de force du théâtre.
Il faut rendre cela à Brigitte Haentjens: la metteure en scène de Je ne sais plus qui je suis a le tour des explorations qui brisent le ronron théâtral. A cet égard, La Nuit juste avant les forêts est un spectacle en parfaite adéquation avec sa matière. Artistiquement, et je dirais même plus politiquement, cohérent. S’il rompt formellement avec ses pièces précédentes, le monologue poétique de Bernard-Marie Koltès met de l’avant, en concentré, les thèmes du dramaturge français: son goût de l’ailleurs, de l’étranger, sa solitude, sa défense des exclus de ce monde, son dégoût du racisme. Lui qui a porté les voix marginales à l’avant-scène nous donne à entendre le soliloque d’un de ces petits, si léger qu’il risque de «se faire emporter au moindre souffle de vent». La Nuit juste avant les forêts est un cri de douce révolte, une voix qui troue la nuit, demandant de l’attention, cherchant une âme fraternelle, rêvant de solidarité humaine.
Cet homme égaré dans le désert des villes, le spectacle le campe dans un ancien hôtel de chambres, rue Ontario, à quelques trottoirs d’un coin peu amène du Centre-Sud. Pas d’esthétisation de la misère, dans la direction de Brigitte Haentjens. Pas de contradiction intrinsèque comme l’on en voit trop souvent quand un théâtre institutionnel monte une parole marginale. Le personnage est planté tout près de la trentaine de spectateurs, yeux dans les yeux, dans un éclairage qui ne laisse pas d’échappatoire au public, pas de refuge dans le confort prudent de la noirceur, pas de retranchement dans le creux de sièges confortables.
Posté dans un coin, les mains calées dans les poches de son blouson brun, serré contre son corps, les yeux exorbités, l’accent chantant d’un fils du Maghreb né en France, l’excellent James Hyndman maîtrise de bout en bout son personnage anonyme. Il lâche cette «longue phrase» d’un ample souffle continu, dans l’urgence d’une parole débitée à toute vitesse, qui ne connaîtra pas de répit avant le mot final, suivi d’un silence haletant.
Un solo qui exige une attention soutenue, et où ressort le rythme de ce monologue tout en réitérations. Un peu comme du rap, ce langage des rues urbaines et de la révolte des exclus. Le rythme, et l’humour aussi, chez ce survivant sans complaisance dans la souffrance. A travers cette logorrhée dense, Hyndman introduit de subtiles modulations, des variations de ton. Grâce à sa présence magnétique, le comédien hypnotise littéralement durant l’entièreté des quarante minutes.
Au-delà du caractère résolument hexagonal du texte, de ses expressions argotiques, de son contexte ethnique et politique – une couleur indissociable de l’ouvre -, ce qui transperce, c’est finalement sa forte pertinence, sur fond de mondialisation de la détresse des petits. Dans cette impuissance qui sourd, dans ce sentiment d’étrangeté. Dans la nécessité de cette main tendue, de cette voix entendue.
Jusqu’au 20 février
Au-dessus du Lion d’or