Trois sombres textes pour actrice éclairée : Tableaux d’une époque
A travers les portraits de trois femmes en crise, l’auteure et metteure en scène Marie-Eve Gagnon dresse le portrait d’une société où l’individualisme forcené mène à la désespérance. Création et procréation.
L’affiche a de quoi accrocher. Une plantureuse blonde rayonne de bonheur dans sa nudité de femme enceinte. Son sourire est aussi généreux que sa poitrine et son ventre opulents. Mais, sur ledit bedon, une mention intrigue et inquiète un peu: «ci-gît le futur»…
C’est ainsi que l’auteure et metteure en scène Marie-Eve Gagnon a choisi d’annoncer la création montréalaise de ses Trois sombres textes pour actrice éclairée sur la scène de l’Espace Libre. Un spectacle qui, comme son affiche, pourrait soulever quelques débats…
«Je n’ai pas cherché à provoquer délibérément les gens avec cette photo d’Andrée Vachon, la comédienne de mon spectacle, explique Marie-Eve Gagnon. Mais, en écrivant «ci-gît le futur» sur son ventre, j’ai voulu exprimer que dans notre société, on s’en fout pas mal de l’avenir, en autant que notre génération a tout ce qu’il lui faut. On oublie qu’on n’appartient pas qu’à soi. On doit aussi quelque chose à ceux qui suivent.»
A travers les portraits de trois femmes en crise – incarnées successivement par une Andrée Vachon qui n’est plus enceinte – c’est donc le tableau de toute une collectivité québécoise que l’auteure a voulu brosser. Une société en apparence fonctionnelle, mais où l’individualisme forcené mène à la désespérance.
Ainsi, dans La Muerte, une philosophe dans la trentaine diserte cyniquement sur la mort de son amant baby-boomer avec, en filigrane, un constat du clivage entre les générations. Puis, dans Une femme est son avenir, une étrange poétesse ignore volontairement sa grossesse, alors qu’elle est enceinte jusqu’aux oreilles. Enfin, Procrastination majeure, nous entraîne dans le délire d’une femme en perpétuelle attente d’un amour, d’un sauveur, d’une catastrophe qui donneraient un sens à sa vie. Un attentisme qui évoque celui d’un certain projet souverain…
«Par la métaphore, c’est évident que je veux faire un théâtre politique, mais dans le sens large du terme, poursuit Marie-Eve Gagnon. Je veux surtout provoquer des électrochocs, quelque chose qui milite en faveur d’une plus grande solidarité. Cela dit, il y a aussi des moments drôles dans mon spectacle: une entrevue bidon avec Denise Bombardier, une tentative de séduction au supermarché, une analyse féminine sur les dimensions du sexe masculin… En marge de la réflexion, je veux aussi que mes textes soient l’occasion d’un "trip" cérébral et physique.»
Diplômée en mise en scène de l’École nationale de théâtre et auteure d’une dizaine de textes dont plusieurs ont été créés à Québec, Gagnon a également recruté dans la Vieille Capitale l’interprète qui se «triple» pour endosser ses personnages.
«Andrée Vachon est une grande amie, et j’ai créé Trois sombres textes… en pensant à elle. Comme mon titre l’indique, c’est une comédienne très lumineuse, très humaine, qui a une aptitude au bonheur toute naturelle… ce qui n’est pas tout à fait mon cas! C’est d’ailleurs pour ça que je l’ai choisie comme interprète: l’espoir qui se dégage d’elle permet de mieux faire passer mon propos "heavy". Elle équilibre les choses.»
A l’Espace Libre, Andrée Vachon évoluera dans un environnement scénique qui soulignera les traits et les contradictions de ses incarnations. Des amalgames de vieilles raquettes (gracieusetés du sculpteur Jacques Samson) évoqueront par leurs formes le caractère à la fois dur et vulnérable de ces femmes dans tous leurs états. Et sur une note plus «vlimeuse», un montage de chants du pays de Gilles Vigneault se fera entendre en certains moments où la fibre nationale s’effilochera un peu.
Créés il y a quelques semaines sur la scène du Périscope, à Québec, les Trois sombres textes… de Marie-Eve Gagnon ont, paraît-t-il, provoqué des réactions aussi spontanées qu’intenses. «Après une représentation, un spectateur est venu me dire qu’il avait l’impression qu’on lui avait donné un coup de pelle en pleine face, et qu’on l’avait caressé en même temps… C’était un compliment.»
Pour éveiller notre conscience individuelle et collective, madame Gagnon semble nous réserver tout un traitement!
Du 11 au 27 février
A l’Espace Libre
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