Paul Lefebvre : Des mots qui cognent
Scène

Paul Lefebvre : Des mots qui cognent

La présentation de L’Affaire Farhadi à La Licorne est quelque chose comme une rareté: encore aujourd’hui, peu de textes anglos-montréalais font l’objet de productions en français. D’autant plus que les pièces qui plongent pareillement dans la marmite sociopolitique actuelle, embrassant sans crainte l’ici-maintenant, ne sont pas légion non plus, de ce côté-ci de la barrière linguistique. «Chez les francophones, on n’est pas habitués au côté "issues" qui figure dans la dramaturgie anglo-saxonne. En même temps, dans L’Affaire Farhadi, la fiction se tient totalement. Tous les éléments sont intégrés au système fictif», relève Paul Lefebvre, qui collabore avec le metteur en scène de la création anglophone, Jack Langedick.

Créé en 1996, puis repris l’an dernier au Monument-National, Counter Offense a récolté beaucoup de succès, avec les fleurs de la critique en prime. Son auteur, Rahul Varma, venu de l’Inde, en 1976, a déjà signé une dizaine de pièces, et fondé le Teesri Duniya Theatre (le Théâtre du Tiers Monde, en hindoustani), une compagnie qui explore la «diversité culturelle». Et qui souhaitait, «depuis plusieurs années, traverser du côté francophone». L’an dernier, Varma a donc soumis son texte à quelques théâtres montréalais. Il a eu des réactions rapides…

Paul Lefebvre est personnellement ravi d’être associé à la production: il avait trouvé le spectacle anglais «très enthousiasmant». Au-delà des enjeux sociaux du texte (les conflits interculturels), ce grand touche-à-tout de la chose théâtrale (traducteur, prof, metteur en scène, directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier…) a été séduit par l’écriture très morcelée, l’architecture complexe, la cadence rapide de L’Affaire Farhadi.

«La pièce s’est beaucoup définie, dans sa structure, en répétitions. Ça roule tellement, ce qui permet des jeux de contraste énormes et un rythme assez fascinant. Rahul possède une façon très particulière d’aborder les scènes. On se rend compte, en cours de travaille, que la dynamique qui sous-tend beaucoup de scènes, c’est que les personnages ne veulent pas se parler et qu’il y en a toujours un qui est sur le bord de la porte. Ce qui crée des tensions assez fascinantes.»

Un peu bâtie comme un suspense judiciaire, l’«Affaire» débute par un cas de violence conjugale: Shapoor, un étudiant iranien toujours en attente de son statut d’immigrant, frappe sa femme, d’origine indienne, Shazia, qui appelle la police. Monsieur Moolchand, un militant des droits de la personne, vient brouiller les cartes en accusant de racisme le policier francophone qui a arrêté Shapoor. Une fois le vilain mot lâché, une enquête est ordonnée, et tous – le président de la Fraternité des policiers, les parents de Shazia, la travailleuse sociale noire – se disputent le contrôle de la situation. Les visées politiques des uns et les différences culturelles des autres ont tôt fait de transformer «un crime contre une femme en crime contre une race».

«Ce qui, pour moi, constitue l’intérêt de la pièce, c’est qu’elle expose la mécanique des problèmes – et le théâtre est un art particulièrement bon pour montrer ce genre de choses -, sans présenter de solutions ou un côté didactique», explique Paul Lefebvre, rencontré dans un petit restaurant… iranien du Plateau. «Ce qui semble un combat en apparence uni pour le progrès social, c’est-à-dire la cause des femmes et le multiculturalisme, est au contraire plein de contradictions. Et de politique. On dit souvent que la pièce porte sur "crossage et multiculturalisme"… En ce moment, à tous les niveaux, si tu accuses quelqu’un de racisme, il est fini. Alors, tout le monde en profite. On voit à quel point quelqu’un comme Moolchand est à l’aise pour voyager dans ces eaux-là, et récupérer cette sorte de malaise.»

L’ambigu Moolchand est exemplaire de cette pièce complexe où les personnages ne sont ni noirs ni blancs; où chacun a sa Cause à défendre, plus importante que les individus en jeu; et où «personne n’a le monopole de la xénophobie». «C’est l’archétype du personnage dialectique: ce type-là est un trou de cul, mais il dit plein de vérités. Il n’a pas entièrement tort dans ce qu’il veut faire; et, en même temps, c’est un magouilleur de première classe pour qui la fin justifie les moyens… Alors, c’est pas Jasmine, c’est pas le racisme expliqué aux enfants. L’auteur nous laisse pris avec ces situations, ces contradictions-là.»

Dans les deux dernières décennies, le théâtre francophone a déserté le champ du sociopolitique. «Pour moi, c’est la grande question: les gens vont-ils prendre une pièce qui fonctionne à partir de la réalité, et selon une grille politique? Il y a dans le discours occidental actuel au Québec, l’idée que la politique est une dimension insignifiante, pas intéressante. Et que ça n’a rien à faire au théâtre. Mais la pièce va plus loin, puisqu’elle débouche sur le mystère des êtres humains, qui sont bourrés de contradictions. Les relations entre les personnages sont beaucoup déterminées par le politique, mais ce sont des personnages avec leurs contradictions, leurs complexités. Et L’Affaire Farhadi, c’est avant tout une bonne histoire. D’ailleurs, on ne fait pas du théâtre avec de bonnes intentions, mais avec de bonnes histoires.»

L’équipe a tenu à respecter la nationalité des personnages et le brassage linguistique: on aura donc droit à une distribution multiculturelle, et à des passages en anglais et en hindoustani. «C’est une pièce qui, sans faire une critique de l’idéologie multiculturelle, dit que ce n’est pas du tout un jardin de roses. Au contraire. Loin de l’angélisme, cette pièce donne un coup de pied dans les bonnes intentions de tout le monde, en disant: "C’est pas simple." En fait, c’est une pièce de destruction d’illusions.»

A La Licorne
Du 17 février au 6 mars