Dominic Champagne : Conte de la folie ordinaire
Scène

Dominic Champagne : Conte de la folie ordinaire

Depuis 15 ans, le directeur du Théâtre il va sans dire refuse de se taire pour plaire au «beau milieu». C’est que cette grande gueule du théâtre québécois est aussi un artiste à la recherche du paradis perdu.

Dominic Champagne est une grande gueule. En entrevue, son discours est un fleuve qui emporte tout sur son passage. Porte-parole de la génération sacrifiée par «la mort du rêve» et des idéologies miracles, Dominic Champagne est aussi un objecteur de conscience. Dans le grand et exigeant métier de la création théâtrale, il refuse de céder aux obligations et aux règles du jeu de «l’industrie culturelle».

Dans sa vingtaine, Champagne était un auteur en colère qui blâmait les directions artistiques de bouder les nouvelles pièces québécoises. Aujourd’hui, à 36 ans, son emploi du temps pourrait atténuer sa colère. Quand il n’est pas au Théâtre il va sans dire – la compagnie qu’il dirige depuis quinze ans (voir encadré) -, il enseigne à l’École nationale et travaille pour la télévision. L’auteur a collaboré à la série Les Grands Procès, et signe actuellement la direction artistique de l’émission Le plaisir croît avec l’usage, animée par René Richard Cyr. De plus, il est père de famille, et il se fait un devoir de passer le plus de temps possible avec ses trois garçons.

Le metteur en scène aurait donc pu offrir le rôle du contestataire à un autre jeune loup… Eh bien non! A La Soirée des Masques, voilà deux semaines, il a exprimé, sur les ondes de la SRC, la grogne du milieu face à l’organisation du gala par l’Académie québécoise du théâtre. Du coup, Champagne s’est retrouvé au cour d’une polémique propre au «beau milieu», avec un débat au Point, et des extraits de sa déclaration aux bulletins de nouvelles.

«Tu vas parler du show; pas de la polémique», m’avait prévenu l’attachée de presse. Je n’ai pas eu à poser de questions sur le sujet: la réponse est venue toute seule, au milieu du flot de paroles: «Mon maître à penser, c’est Henry David Thoreau, le fondateur de la désobéissance civile», explique le metteur en scène, rencontré dans les locaux de répétition du Théâtre il va sans dire, jeudi soir dernier. «Ce philosophe américain dit que lorsque notre conscience nous dicte qu’une loi est mauvaise, notre devoir, c’est de la transgresser. Après ma sortie aux Masques, Jean-Léon Rondeau, le directeur de l’Académie, m’a accusé d’avoir manqué d’éthique professionnelle. Je lui ai demandé de quelle façon. Il m’a répondu, en résumé, que j’avais mordu la main qui me nourrit, car il m’a engagé pour faire la mise en scène du gala. Après réflexion, je pense que j’ai fait preuve d’éthique. J’avais un problème de conscience par rapport à l’Académie. Et j’ai écouté ma conscience plutôt que la loi qui impose à un employé de toujours obéir à son employeur. J’aurais préféré que quelqu’un d’autre parle à ma place. Mais personne n’a osé le faire…»

Dominic Champagne est-il en train de devenir la grande gueule de service du milieu? N’aimerait-il pas se ranger un jour? «Je chiale parce qu’il y a beaucoup de raisons de chialer, rétorque-t-il. Je m’indigne parce que le théâtre demeure un art sous-payé par rapport aux autres disciplines artistiques, et que les conditions de travail des acteurs n’ont pas de bon sens. Et pas seulement avec les petites troupes. Au TNM aussi. Après Don Quichotte, j’ai réalisé que le plafond est encore plus bas quand on travaille pour une institution.

«D’ailleurs, le TNM doit être plus subventionné: c’est notre théâtre national, bon sang! Pour un metteur en scène, c’est une consécration. Des artistes chevronnés comme André Brassard ou Michel Beaulieu devraient avoir la possibilité, une fois dans leur vie, de passer plusieurs mois sur un show au TNM. Or, dans les faits, un metteur en scène a plus de contraintes que de libertés quand il signe un spectacle au TNM. Et il doit être très rapide et très efficace.»

On retrouve ce discours anarchiste dans les créations de Champagne autant que dans ses sorties publiques. Depuis Import-Export, son univers dramatique oscille toujours entre la révolte et la liberté. «Pour moi, tous les artistes sont révoltés, et tout geste artistique est un geste de révolte. Un artiste réinvente le monde parce que, à quelque part, le monde autour de lui ne le satisfait pas. Or, il tente de le représenter autrement. Pour ce qui est de la liberté, c’est une valeur que je place assez haut dans la vie. Au Théâtre il va sans dire, j’ai toujours fait les choses à ma manière. Même si le résultat est parfois bâtard. Je n’ai pas de grands messages à livrer. Je ne suis pas un artiste qui va révolutionner l’esthétique théâtrale. Je me considère comme un cordonnier, un artisan. Et ma compagnie, c’est mon atelier. Au fond, mon seul vrai talent, c’est celui de rassembleur. Je peux réunir une gang d’acteurs et les convaincre de participer à un projet vain, éphémère, épuisant, angoissant, mais tellement beau: un show de théâtre.»

Vivre sa vie
Autour de L’Asile, sa dernière création qui a d’abord fait l’objet d’un atelier à l’automne 1997 sous le titre de Korsakov, le metteur en scène a réuni plus de vingt comédiens, dont Monique Mercure qu’il dirige pour la première fois, Marie Brassard, Julie Castonguay et André Barnard. Le spectacle, qui prendra l’affiche de la Cinquième salle de la Place des Arts le 2 mars, est, selon Champagne, «son ouvre la plus personnelle».

«L’Asile est née d’une réflexion que j’ai faite après la mort de mon père, il y a trois ans. Mon père était un artiste dans l’âme. Pendant des années, j’ai essayé de le convaincre de se mettre à écrire, ou à peindre. Il pouvait cesser de travailler – il en avait les moyens et il avait beaucoup donné – et exploiter son talent. Puis, un jour il s’est enfin décidé à prendre sa retraite. Mais le premier jour de sa retraite, il s’est senti mal. J’ai été avec lui voir son médecin… Il a suggéré à mon père de boire ses bonnes bouteilles de vin! Il n’en avait que pour quelques mois, quelques semaines…»

Après le décès paternel, Dominic Champagne est parti écrire seul à la campagne. Comment aborder la mort du père, thème aussi difficile qu’universel? Quelques mois plus tard, l’auteur s’est fait voler son ordinateur et a perdu tout ce qu’il avait écrit sur le sujet. Tant pis… De son deuil, Champagne avait retenu une chose: il faut être à l’écoute de ses désirs profonds.

«Au fond, je reprochais à mon père d’avoir été trop efficace durant sa vie, et de n’avoir jamais consacré de temps à faire des choses "inutiles". Du théâtre, par exemple. On est des "faiseurs" au Québec. Il ne faut pas trop penser, mais agir. Bernard Landry nous dit il faut être efficace pour accomplir notre destin de peuple; qu’il faut investir dans les industries, et faire rouler les usines! Même si le credo de nos dirigeants mène à la pollution, à la destruction de la planète, à l’augmentation de l’écart entre les riches et les pauvres, etc. On craint de s’ennuyer à être soi-même; alors on passe sa vie à faire ce que les autres attendent de nous… Notre pire angoisse, c’est de répondre, quand on nous demande ce qu’on fait de bon: RIEN.»

Au théâtre, comme dans la vie en général, les êtres sont placés face à une éternelle contradiction: le désir de la perfection et l’impossibilité d’atteindre la perfection. De Toupie Wildwood à Don Quichotte, les spectacles de Dominic Champagne ont toujours eu un côté imparfait, compensé par la passion de l’équipe de créateurs.

L’urgence de prendre la parole anime davantage le Théâtre il va sans dire que la volonté de peaufiner son art.

«J’ai eu une révélation, lors d’un voyage à Florence, en 1993. J’ai été voir le David, de Michel-Ange. Bien sûr, c’est grandiose. Puis, je suis passé dans la petite salle où sont exposés six blocs de marbre inachevés de Michel-Ange. Et là, j’ai capoté! J’ai été fasciné par un bras, parfaitement sculpté, qui sortait de la matière brute du marbre. Je sentais l’artiste essayant de faire émerger quelque chose… J’ai compris que dans l’inachèvement, on retrouve toute la fureur du geste de créer, sans le souci de perfection d’un produit final.

«Si je fais du théâtre, poursuit-il, c’est d’abord et avant tout parce que j’ai envie de créer des formes nouvelles. C’est le but premier. Ensuite, il y a le succès, l’amour du public, les prix… Or, parfois, l’objectif des gens de théâtre, c’est de remplir leur salle et d’avoir de bonnes critiques… Ils oublient que leur job, c’est de créer un monde, l’espace d’une représentation. Tout le reste ne nous appartient pas.»

Paradis perdus
L’Asile parle de notre quête pour retrouver un paradis perdu, un refuge pour être heureux. «C’est un conte philosophique, explique le dramaturge. Il met en scène une femme qui, comme mon père, a passé sa vie à donner aux autres, C’est un médecin (interprété par Monique Mercure) qui a contribué à rendre le monde meilleur. Un jour, elle a le vertige en réalisant que sa vie est ailleurs. Elle part à la conquête du bonheur. Mais elle a un tel vide à combler, qu’elle n’y parviendra pas, et tombera dans le délire. Cette femme est une Ulysse sans Ithaque: comme beaucoup de gens, elle n’arrive pas à identifier la destination de sa quête.

– C’est l’errance existentielle de Vladimir et d’Estragon dans Godot, de Beckett, un autre de vos maîtres à penser. Vous revenez toujours à Beckett?

«Effectivement, j’admire Beckett. Mais je ne veux pas que les gens pensent que je me prends trop au sérieux. J’ai aussi un côté Denise Filiatrault en moi: "C’est à quelle heure le punch!" Les artistes de théâtre ont des prétentions incroyables. Nous sommes très vaniteux quand nous parlons de nos shows. Et trois semaines après la première, c’est fini. Tout redevient de la poussière… Moi, j’adore faire du théâtre à cause de ce côté éphémère. C’est encore plus beau, voir des gens se donner totalement à quelque chose qui ne restera pas.»

A l’instar des désillusions idéologiques de cette fin de siècle, tous les héros des pièces de Dominic Champagne sont des rêveurs aux prises avec la difficulté – voire l’impossibilité – de réaliser leurs rêves. Incapable de faire passer son discours, Martin Luther King reçoit une tarte à la crème à la fin de Cabaret Neiges noires; les felquistes de La Cité interdite abandonnent leur idéal révolutionnaire pour le cynisme des années 80; Luce, l`actrice de La Répétition, tente en vain de livrer son âme au public; la jeune chanteuse de Lolita veut goûter au glamour hollywoodien, mais sa carrière tombera dans le grotesque…

«Ma génération a vu l’envers des idéologies et des utopies, dit l’auteur de L’Asile. Elle a été témoin de l’échec du culte nationaliste, féministe, socialiste, ou technologique… Chaque fois, elle a assisté à leur débandade, en constatant les limites de ces projets de société. Alors, les jeunes des années 80-90 ont senti le besoin de tourner en dérision les morales de leurs aînés – c’est l’entreprise de Cabaret Neiges noires. Aujourd’hui, je réalise qu’on ne peut passer sa vie à tout tourner en dérision. C’est facile de dire: Fuck the world! Ça fait même du bien. Sauf qu’après quelques années, il faut changer de discours, faire un effort, et prendre ses responsabilités. Socialement et individuellement.»

Du 2 au 20 mars
A la Cinquième salle de la Place des Arts
Voir calendrier Théâtre