Le Vrai Monde? : Au-delà du réel
À la base des meilleures pièces de Michel Tremblay, il y a toujours une structure forte, une déconstruction spatiotemporelle qui, en un raccourci éclairant, permet des rencontres autrement impossibles dans la réalité. Des confrontations puissantes où, comme dans Albertine, en cinq temps ou À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, le passé est mis face au présent, l’espoir à la désillusion, la fiction à la réalité.
Le Vrai Monde? est de cette eau-là, et se fonde sur une grande idée: le parallèle entre la famille réelle d’un jeune auteur et les personnages imaginaires qui en sont inspirés. Et tout comme toute bonne pièce, le texte créé en 1987, et repris actuellement au Rideau Vert, est plus riche que son intention de départ, qui explore la relation entre l’art et la vie, interroge les responsabilités du créateur face à la réalité qu’il pille, dévoile la subjectivité des perceptions humaines. C’est le Chacun sa vérité de Tremblay.
À l’instar de la plupart des pièces de l’auteur des Belles-Sours, Le Vrai monde? dissèque aussi, et durement, le noud familial, à travers les mensonges fondateurs, les faux-semblants, les vérités cachées d’une famille qu’on pourrait dire emblématique de la classe moyenne des années 50-60. Tous les grands repères sont là: le père absent, qui ensevelit les émotions taboues sous une tonne de farces plates; l’ennui et l’amertume de la femme; l’essentiel qu’on ne dit pas.
Tout ça est traqué impitoyablement dans de grands monologues dont certains sont mémorables – le puissant «vacarme du silence» de la mère, par exemple. Mais Tremblay donne aussi un pendant masculin à ce désarroi, avec une rare plongée dans la psyché paternelle: le père fictif dénonce «la conspiration des femmes», quand sonne l’heure de la puberté et que la petite fille cajoleuse d’hier se transforme sans avertissement en pré-adulte à caresser avec circonspection…
Pourtant, malgré ces scènes très fortes et la justesse de l’ensemble, Le Vrai monde? n’atteint pas tout à fait la parfaite rigueur et la construction imparable des très grandes ouvres de Michel Tremblay. La pièce s’éternise un peu dans les redites, en fin de parcours. Des longueurs qu’on ressent dans la production, malgré le beau travail de Martine Beaulne à la barre, qui a joué la carte du tragique. Le décor en escalier de Richard Lacroix rappelle d’ailleurs vaguement, à échelle réduite, la structure qui soutenait le magnifique Albertine… monté par Beaulne, il y a quelques années, à l’Espace Go. Une scéno qui découpe intelligemment les espaces de réalité, mais où les comédiens – fort bien dirigés, en général – semblent un peu coincés par l’exiguïté de la scène.
Raymond Legault, pour un, ne m’a jamais paru aussi juste, aussi fort. Henri Chassé, en faux père brutal, et Christiane Pasquier, en mère fictive chargée de rage, se révèlent tout aussi convaincants. Plus inégale, Linda Sorgini donne une raideur amère à son personnage muré dans le silence.
La metteure en scène a joué habilement sur la distorsion des perceptions de Claude, quant aux personnages fictifs, qui sont aussi bien des projections de son univers mental que des doubles cachés des membres de sa famille. Ainsi, sa sour imaginaire (Isabel Richer, un peu mal à l’aise dans un rôle qui ne semble pas lui convenir), dépeinte en victime, apparaît plus timorée que son modèle tapageur (Maude Guérin, excessivement punchée)…
Dans le rôle ingrat de Claude, le débutant Serge Mandeville s’en tire avec les honneurs.
La voix mal assurée, et un peu aigue, du jeune adulte pas tout à fait sorti de l’adolescence; la moue un rien dédaigneuse; sur la défensive, de l’être confit en la certitude de détenir la vérité et d’être incompris, Mandeville incarne l’ambiguïté de ce personnage qui a transformé la dévotion filiale en mépris. Car Le Vrai monde? est aussi le drame d’un intello en herbe qui se sent étranger à son milieu. Ses balbutiements littéraires, sous forme de règlement de comptes, ne font qu’exacerber sa position en retrait dans la famille, sa situation d’intellectuel qui, on le sait, est problématique dans la société québécoise…
Dans cette famille virtuelle qu’est la dramaturgie de Tremblay, Le Vrai monde? apparaît comme la pièce de la relation au père. À l’inverse d’Encore une fois, si vous le permettez, hommage rendu à l’héritage d’une mère à l’imagination débordante, l’acte créateur est vu ici comme une libération, une réaction directe au silence et au déni qui paralysent une famille. Et vient faire exploser un monde où, à force de «conter des jokes», on ne dit rien d’important.
Jusqu’au 3 avril
Au Théâtre du Rideau Vert
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