Scène

Christian Bégin : Le retour de Sinatra

Il semble bien que ce qu’il craignait soit en train d’arriver: au moment où Christian Bégin reprend son excellent show I’ve Got a Crush on You ou J’ai une orangeade sur toi, au Studio sur la Main, de pleines pages dans les quotidiens montréalais annoncent une grosse production en hommage au crooner Frank Sinatra, décédé récemment. Qu’à cela ne tienne: s’il n’a pas les mêmes moyens que d’autres, car il se produit lui-même, le comédien croit qu’il y a place, et un public, pour un spectacle comme le sien. Ni hommage béat ni tour de chant traditionnel, sa performance théâtrale et musicale offre une vision critique, troublante, d’une idole à deux faces et de l’idolâtrie abusive.

Parce qu’il aime la musique de Sinatra, l’insouciance qui s’en dégage, l’état de relaxation auquel elle peut conduire, Christian Bégin a un petit choc en lisant la biographie du chanteur américain. Il y découvre que le chantre de l’amour, le patriote, était tout autre que ce qu’on pouvait croire à l’écouter: un homme égocentrique, violent, ayant trempé dans diverses magouilles, abject avec ses proches. Ce n’est pas la première idole déboulonnée, mais l’idée lui vient alors de créer un personnage de chanteur de piano bar, qu’il baptise Francis Frank, entiché de Sinatra au point d’en perdre la tête.

L’histoire de Francis Frank est pathétique: après avoir tâté de toutes le thérapies imaginables pour donner un sens à sa vie, il rate sa tentative de suicide. Projeté momentanément dans l’entre-deux décrit par les illuminés de «la vie après la vie», il y rencontre Frank Sinatra, qui lui confie la mission de revenir sur terre pour propager la bonne nouvelle. Rayonnant de bonheur, persuadé que chacune des chansons de son gourou contient un message secret pour l’humanité, Francis Frank accueille son public avec l’idée d’en faire des disciples aussi convaincus que lui-même.

D’abord jovial, d’une bonne humeur contagieuse, multipliant les reparties drôles, notre chanteur-preacher enchaîne dix-sept des plus grands standards de la ballade américaine des années 50-60 : Strangers in the Night, Mack the Knife, Someone to Watch Over Me…* Une bonne occasion d’apprécier les talents de chanteur de Christian Bégin, accompagné ici par le Peter Benoy Band, c’est-à-dire cinq musiciens et deux choristes dirigés par Pierre
Benoit (Lolita, Don Quichotte).

Glissant progressivement dans une sorte de délire de plus en plus inquiétant, Francis Frank laisse apparaître son fanatisme aveugle, son intolérance foncière, jetant le doute dans l’esprit de son public. Avant que les hommages au crooner des crooners ne se mettent à déferler, Christian Bégin tenait à rejouer ce spectacle, créé au Lion d’or en 1997, et que trop peu de gens ont pu apprécier. Courez-y, car I’ve Got a Crush… vous fera passer une soirée agréable et quelque peu déstabilisante*.y

Au Studio sur la Main
Du 24 au 27 mars (possibilité de supplémentaires)
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