Lorenzaccio : Un rendez-vous manqué
Scène

Lorenzaccio : Un rendez-vous manqué

Épique et romantique, tout à la fois réflexion politique et drame intérieur, Lorenzaccio est une ouvre touffue, aux enjeux prenants et aux tirades éblouissantes. Un monument, qui aura attendu soixante ans (en 1896) sa création scénique, et auquel le théâtre se mesure encore rarement.

Et pour cause: Alfred de Musset y multiplie les scènes (38), les lieux, les personnages (une trentaine) et les intrigues convergentes, traitant la ville de Florence comme un personnage important plutôt que comme un simple décor. La belle Florence considérée par les uns comme une «catin», adorée par les autres comme une mère opprimée, déchirée par des luttes politiques, entre ses notables qui intriguent et son peuple qui souffre, Musset se faisant fort de montrer les uns et les autres. Tout ça dans une forme éclatée qui convient peut-être plus à l’écran qu’aux moyens de notre théâtre…

Il faut donc reconnaître l’audace du Théâtre Denise-Pelletier, qui a inscrit à sa programmation cette pièce aussi complexe que majeure, aux forts accents shakespeariens. De l’audace, mais guère plus, hélas. Claude Poissant – qui avait réussi son Lucrèce Borgia sur la même scène, il y a deux ans – nous livre un Lorenzaccio plutôt bancal et fort inégal. S’il est rodé efficacement dans la scéno sobre et mobile de Raymond Marius Boucher, ouverte à de rapides changements de lieux, le spectacle manque d’une ligne vitale qui en ferait davantage qu’une succession de tableaux plus ou moins forts et de mots privés d’émotion…

Même si le metteur en scène a resserré l’action autour du rôle-titre, coupant dans le gras, il n’empêche qu’il a voulu garder tous les niveaux du texte, et que certaines scènes, à fort contenu historique, semblent lourdement explicatives. Il faut dire que c’est généralement joué sans force par une distribution de 24 comédiens – ce qui implique une difficile cohésion. Choix délibéré? La pièce revêt une couleur

hétérogène, allant du cynisme toutes voiles dehors, presque caricatural, du rigolo Benoît Dagenais en cardinal machiavélique, au style suranné et déclamatoire de Nathalie Naubert, qui force méchamment sur le tragique. Quant au duc dépravé que campe Bobby Beshro, il est informe et sans consistance. Il y a bien sûr des exceptions: un David Savard qui déploie une fougue convaincante et, surtout, un Jean-Louis Roux émouvant et à la stature droite, en bon Strozzi.
La conclusion escamote un peu la dimension politique et les liens qui unissent le duc à Lorenzaccio (Luc Picard). Tissé d’ambiguïtés, morales, sexuelles et politiques, ce dernier incarne les tiraillements de Florence, son goût de la débauche comme sa nostalgie de pureté, ses envies de pouvoir et son aspiration à la liberté. C’est un personnage complexe, portant le masque d’un bouffon mélancolique, un idéaliste orgueilleux qui a eu le malheur de «vouloir être grand» et qui s’est brûlé les ailes au contact de la corruption et de la souillure des hommes. Conscient de l’inutilité de son acte, il sait sa cause perdue autant que son âme, livrée au stupre. Toutes choses qu’il exprime avec une éloquence magnifique dans la grande scène-charnière de l’acte III, dialogue entre ce révolutionnaire désenchanté et Philippe, le rêveur incapable d’agir. Cette confession déchirante s’avère la meilleure scène du spectacle, même si Luc Picard parvient plus ou moins à projeter l’intériorité du personnage. Sans être dépourvue de justesse, son interprétation reste en deçà de cette grande figure, faisant ressortir la faiblesse de Lorenzo, et non pas sa lucidité tragique.

Ce Lorenzaccio, pièce casse-gueule il est vrai, ressemble à un rendez-vous manqué.

Jusqu’au 10 avril
Au Théâtre Denise-Pelletier
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