Moi, Feuerbach : Monstre sacré
Au commencement, il y a le noir, et une voix, forte et angoissée, dans la nuit. Des ténèbres où est rendu palpable le vertige qui assaille le comédien sur une scène, sa plongée dans l’inconnu, le vide et l’oubli de lui-même. À travers ce personnage d’acteur sur le retour soumis à une audition après sept années loin des planches, un être qui a besoin de la lueur des projecteurs et du regard approbateur du metteur en scène – un personnage qui demeure aussi invisible et mythique que Dieu – pour exister, Moi, Feuerbach met en lumière la fragilité humaine.
Fat, volontiers méprisant envers ce jeune assistant inculte qui a le tort de ne pas être le grand metteur en scène attendu, éclatant parfois en rires homériques, ressassant des anecdotes du temps de sa gloire (?) passée, Feuerbach multiplie les effets pour éblouir son seul public. Mais il parle trop haut et fort pour ne pas cacher de l’insécurité sous son ego conquérant, une faille sous son paletot et son costume soignés. D’abord drôle, le numéro de cet «homme-zéro» à l’identité en miettes se révèle de plus en plus pathétique.
Le texte de l’Allemand Tankred Dorst, repris à La Veillée, quatre ans après la production originale, dans une nouvelle mise en scène de Téo Spychalski, est une drôle de pièce, une sorte d’«En attendant le metteur en scène» tragicomique. Presque un solo, tant tout ce qui l’entoure (le chien, sa maîtresse, le technicien, jusqu’à l’assistant) sert de révélateur accessoire au rôle-titre; Feuerbach, qui professe une vision mythique et entière de son métier, se voyant constamment distrait, interrompu par les détails plus terre-à-terre des coulisses. Toute la pièce est en fait le dévoilement d’une fêlure, la peinture d’une béance, d’un gouffre existentiel qui culmine par une prestation d’un grotesque poignant.
Le spectacle est d’autant plus déséquilibré que tout ce qui ne relève pas de la performance de Gabriel Arcand paraît moins convaincant. Dans le rôle difficile du faire-valoir, Mariusz Sibiga tend à surjouer. La mise en scène est sobre, sauf ces projections «hitchcockiennes» d’oiseaux pendant le délire de Feuerbach: pour évoquer le pouvoir de l’imaginaire, ce n’est pas du meilleur effet…
Moi, Feuerbach se réduit donc à un numéro d’équilibriste pour comédien virtuose. Heureusement, il y a l’imposante présence de Gabriel Arcand, vrai monstre sacré incarnant un faux. Cet acteur d’exception (dans tous les sens du mot) navigue avec force et rigueur dans les nuances d’un personnage en perpétuelles ruptures de ton; dépouillant progressivement son jeu, où perce de plus en plus la vulnérabilité.
Rien que pour lui, qui se fait tant désirer sur scène (l’attente dure moins de sept ans, mais tout de même…), il vaut la peine de se rendre à La Veillée.
Jusqu’au 3 avril
À l’Espace La Veillée
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