Albert Millaire : «J’aurais pu jouer la Duchesse»
En retrait depuis quelques années, ALBERT MILLAIRE revient avec un premier rôle pour le Théâtre Ubu. Sous la direction de Denis Marleau, il s’attaque à un des grands mythes de la littérature occidentale: Faust.
Albert Millaire n’a pas vendu son âme au diable… mais presque. Le comédien qui a interprété les plus grands rôles du répertoire classique – Lorenzaccio, Hamlet, Tartuffe, Alceste, Figaro -, celui qui a été le «dauphin» de Jean Gascon au TNM dans les années 60, est devenu quelque part au milieu de sa carrière un comédien de seconds rôles.
Le vent a tourné quand l’acteur shakespearien s’est exilé au Festival de Stratford, en Ontario, à une époque où l’affirmation nationale était un credo artistique. Pendant que Michel Tremblay et Réjean Ducharme, entre autres, bouleversaient le théâtre québécois, Albert Millaire faisait les mises en scène des pièces de Roch Carrier… «Je n’étais pas dans la bonne gang, avoue-t-il candidement aujourd’hui. Dans les années 70, quand on parlait de création québécoise, on faisait toujours référence à Tremblay. Moi, je disais: "D’accord, Tremblay, c’est phénoménal. Mais il y a d’autres voix à faire entendre." Alors, on m’a tassé un peu. Après, plus personne ne me voyait dans des univers comme celui de Tremblay. Mais je rêvais de rôles différents. J’étais disponible. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas jouer la Duchesse de Langeais? Un acteur ne doit pas obligatoirement être gai pour faire la Duchesse…
«J’ai commencé par jouer de grands rôles. Puis, en vieillissant, j’ai cédé un peu la place», dit cet acteur qui a amorcé sa carrière professionnelle à 20 ans, en 1956, sous les traits de Vladimir, dans En attendant Godot. «Plus tard, je suis resté au service de mon métier en acceptant des personnages secondaires. Sinon, je ne travaillerais que tous les huit ans… C’est le propre des acteurs québécois. Je ne crois pas que Gérard Depardieu collectionne les seconds rôles!»
À l’heure du lunch, Albert Millaire rencontre le journaliste au Café de l’Usine C, entre deux répétitions avec le Théâtre Ubu de la prochaine création de Denis Marleau , Urfaust, d’après les ouvres de Goethe et de Pessoa. Millaire incarnera Faust, un des grands mythes de l’histoire de l’humanité, dans l’antre de Carbone 14, dès le 6 avril.
«J’étais très heureux quand Denis Marleau m’a téléphoné… C’est un projet colossal. Après Montréal, la production va tourner tout l’automne en France et en Allemagne, pour se teminer au Centre national des arts à Ottawa, l’an prochain. Ça vaut la peine de prendre un an de sa vie pour un tel projet.»
Même si le comédien se fait brasser un peu par son metteur en scène réputé pour être un directeur d’acteurs sévère: «Denis (Marleau) me dit de sortir de moi, de montrer le déséquilibre intérieur, le vertige de Faust. Je suis un gars de théâtre habitué de projeter, de jouer très large, shakespearien. Or, ici, ce n’est pas ça du tout. Je dois rentrer en moi-même pour arriver à une intériorité. Comme au cinéma. Et j’ai encore du travail à faire…
«Marleau est exigeant envers les acteurs, car il est exigeant envers lui-même, poursuit Millaire. Il a fait un travail énorme de recherche pour adapter le personnage de Faust. Il l’a situé dans les années 20. Mon modèle, c’est le philosophe allemand Ludwig Wittgenstein…»
La descente aux enfers
L’histoire de Urfaust se résume ainsi. Désenchanté des savoirs philosphique et scientifique, qu’il juge impuissants à rendre les hommes meilleurs, Faust se tourne vers la magie. Dans une taverne, Méphisto lui donne à boire un philtre qui l’éveille à une nouvelle existence pleine de désirs. Il rencontre Gretchen, qui représente l’Éternel féminin, mais, confronté à sa conscience, il ne peut pas s’abandonner à une relation amoureuse. Commence alors sa descente aux enfers…
«Nous défendons la version primitive du Faust de Goethe, revue par le poète portugais Fernando Pessoa, explique Millaire. L’histoire est la même. Mais on ne voit pas Faust pactiser avec le diable, ni rajeunir. Notre Faust ne croit ni à Diable ni à Dieu. Il veut simplement comprendre le mystère de la vie, transcender sa condition humaine: c’est l’archétype de l’homme qui veut se dépasser. Il y a une filiation de Lorenzaccio à Iago à Salieri jusqu’à Faust… Je retrouve ici un autre personnage machiavélique, impur, qui a une immense soif d’absolu. Et qui doit descendre en enfer pour réalier cet absolu.»
Paul Savoie (qui était du dernier spectacle d’Ubu, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa) interprétera Méphisto… Céline Bonnier, qui collabore pour la première fois avec la troupe, incarnera le Marguerite-Gretchen. Louise de Beaumont et Daniel Parent complètent la distribution.
«Je confiais récemment à Gilles Pelletier la difficulté de travailler Faust. Je lui disais que j’étais tanné d’apprendre des textes. Et Gilles m’a dit: "On pense que l’expérience va nous aider. Mais non! C’est toujours à recommencer."»
Albert Millaire est aussi fatigué de la polémique entourant le Gala des Masques. «J’ai consacré trois années de ma vie à mes confrères et à mes consours pour essayer, malgré eux, de leur faire plaisir. Là, je passe la main. Je ne renouvellerai pas mon mandat à la présidence de l’Académie du théâtre québécois. Arrangez-vous! Moi, je pars en tournée avec Ubu, et j’aurais 65 ans en l’an 2000. J’ai assez donné.»
Du 6 au 24 avril
À l’Usine C
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