Les Mains bleues : Chienne de vie
Avant d’être un lieu lumière, le théâtre est d’abord un espace de parole. Depuis 1992, la voix de l’auteur Larry Tremblay est bien servie par le Théâtre d’Aujourd’hui où quatre de ses pièces ont été produites. Sa plus récente, Les Mains bleues, a pris l’affiche de la salle de la rue Saint-Denis, vendredi dernier, dans une mise en scène de Martin Faucher, avec les comédiens Sylvie Drapeau et Hugues Frenette.
Insolite et pénétrant, l’univers de Larry Tremblay n’a pas d’égal dans la dramaturgie québécoise. C’est un monde dans lequel le cruel côtoie le merveilleux. Car l’écriture de l’auteur et comédien mélange habilement la violence et la tendresse, le drame et la poésie. Le plus souvent des monodrames (Leçon d’anatomie, Ogre, The Dragonfly of Chicoutimi) ou, comme ici, une pièce en un acte à deux personnages, le théâtre de Larry Tremblay ne multiplie pas les scènes, les rôles et les déploiements. C’est un théâtre de conflits intérieurs, de drames intimes, de destins troublants, porté par des personnages d’adultes blessés qui n’ont pas eu d’enfance.
Jérémie, un itinérant qui «habite un cul-de-sac et parle avec plusieurs bouches», se remémore avec peine son passé. Seul sur la scène dénudée et très étroite (la scénographie de Claude Goyette, en forme d’entonnoir, rétrécit l’aire de jeu ainsi que la salle), Jérémie sert davantage un soliloque que de véritables confessions. Il livre un fatras de paroles saccadées d’où surgissent des visions douloureuses, cauchemardesques. On comprend que Jérémie fait le pénible récit d’une blessure. Une blessure qu’il traîne depuis.
Arrive du fond de la scène, dans la deuxième partie, Princesse, une «chienne au corps de femme» avec une robe dorée et une corde autour du cou. Telle Macha dans La Mouette, Princesse lance avec une pointe de dérision: «Je suis malheureuse…» Son apparition constitue un très beau moment de théâtre et, à vrai dire, donne un véritable élan au spectacle tant le récit des souvenirs de Jérémie piétinait.
La prestation de Sylvie Drapeau est remarquable. Resplendissante et délicieusement perverse, la comédienne livre une de ses grandes performances en incarnant la chienne Princesse, un rôle qui a l’étoffe des célèbres personnages que madame Drapeau a déjà défendus: la Winnie de Beckett, par exemple.
Malheureusement, le spectacle n’est pas à la hauteur de cette prestation. Le contraste entre la première et la seconde partie m’a semblé trop appuyé. Bien sûr, l’apparition de Princesse nous fait basculer dans un autre monde, moins noir et plus idyllique. Mais il s’agit toujours du même souffle dramatique, de la même ouvre. Or, ici, le (long) monologue d’Hugues Frenette est livré à fleur de peau, ce qui nous distrait du texte. Le jeu de Frenette et la mise en scène de Martin Faucher soulignent de manière excessive le caractère dysfonctionnel et la détresse psychologique de Jérémie. La première partie est longue et irritante – et ce, malgré la solide performance d’Hugues Frenette, hélas mal dirigé. On croirait avoir pratiquement affaire à une autre pièce, quand dans la deuxième partie Princesse arrive et que la magie du théâtre opère.
Malgré ces réserves, cette production mérite le détour, car le texte de Larry Tremblay est merveilleusement écrit. Cet auteur fait désormais partie des grandes voix de notre dramaturgie. Ne serait-ce que pour l’entendre, et pour voir Sylvie Drapeau, rendez-vous au Théâtre d’Aujourd’hui.
Jusqu’au 24 avril
Au Théâtre d’Aujourd’hui
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