La Mort d’un commis voyageur : À bout de souffle
Il y a 50 ans, Arthur Miller exposait brillamment les grands mythes de la société américaine matérialiste, à travers le drame d’un homme ordinaire s’acharnant à poursuivre d’inatteignables rêves de grandeur et de richesse. Transportant son idéal de compétitivité jusque dans ses relations personnelles et familiales, croyant que l’amour qu’on suscite et la réussite matérielle vont de pair, le commis voyageur s’entête jusqu’à la mort dans ses illusions.
Un demi-siècle plus tard, les hommes rêvent toujours de réussite. Les Willy Loman de ce monde sont encore cavalièrement congédiés, par milliers, par des entreprises sans âme auxquelles ils ont consacré toute leur vie active. La famille, éclatée ou pas, vit toujours dans les mensonges et les silences fondateurs. Et l’être humain est toujours écartelé entre la grandeur de ses rêves et les limites de sa condition. L’ouvre majeure du dramaturge américain n’a rien abdiqué de sa puissance – hormis, peut-être, quelques scènes qui auraient supporté des coupes.
Encore faut-il en restituer le souffle tragique. Si Michel Dumont réussit sa rencontre avec le personnage fétiche de la Compagnie Jean Duceppe, la mise en scène de Monique Duceppe semble relever d’une vision ancienne, quasi télévisuelle, tant elle craint de bousculer la tradition. Or, La Mort d’un commis voyageur a beau être bourrée de repères quotidiens, ce n’est pas une pièce réaliste pour autant: calquée sur le «hiatus de la mémoire», elle se déroule dans la tête de Willy, qui s’accroche au passé, incapable de s’adapter à un monde où «la seule chose que vous possédez est ce que vous pouvez vendre». Ici, disons que la manière d’introduire les souvenirs manque pour le moins de naturel…
Ça ne s’arrange guère du côté des personnages secondaires. Les féminins, notamment, toutes dépeintes comme des putes idiotes, dirigées de telle sorte qu’elles acquièrent une couleur caricaturale plus digne d’une comédie anodine que d’une grande tragédie. Même chose pour le personnage de Ben, archétype du self-made-man mythifié par Willy, dont François Tassé fait une sorte d’aventurier dandy, plus ridicule que symbolique.
Ajoutons que le jeu mou de Jean Deschênes, en fils cadet et négligé, détonne comme une fausse note à côté des performances de Michel Dumont et de Denis Bernard. La relation père-fils, viciée par la culpabilité et les espoirs déçus, s’avère le pilier à la fois du texte et du spectacle. Biff, l’aîné révolté, prisonnier de la perception erronée de son père, trouve en Bernard un interprète formidable de force et de vérité. Homme tour à tour colérique et défait, le Willy Loman de Dumont vibre d’humanité abattue, de désespoir.
Les scènes où s’affrontent les deux comédiens (la fin, surtout, déchirante) redonnent à l’ouvre de Miller sa pleine grandeur tragique. En dépit de tout le reste…
Jusqu’au 15 mai
Au Théâtre Jean-Duceppe
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