Le roi se meurt : Exercice de style
Il faut rendre une chose à René Daniel Dubois: l’homme a l’art de ne pas passer inaperçu. À la scène comme à la ville. Après seulement deux mises en scène à l’Espace Go, on peut d’ores et déjà affirmer qu’il y a un style RDD. Une esthétique aux longues griffes qui s’éloigne radicalement de la tradition et du réalisme pour se vautrer dans le style, qui exacerbe la dimension cérémoniale du théâtre aux dépens de la trame narrative.
Son étonnant Roi se meurt s’inscrit dans la continuation des déroutants Guerriers, montés il y a deux ans – servant toutefois un texte bien plus fort. Revoilà donc ces démons griffus, au regard aveugle, juchés sur des plates-formes, ces ruptures de ton, ces bruits insolites. Et revoilà, surtout, un rituel de mort.
Le grand texte d’Ionesco déroule lui-même pareil rituel, alors qu’un petit roi, grand procrastinateur devant l’Éternel (ne le sommes-nous pas tous), qui voudrait continuer à jouir de la vie, en remettant à toujours plus tard la réflexion sur sa condition de mortel, se voit signifier sa fin prochaine. Très prochaine, disons d’ici une heure trente, «à la fin du spectacle».
Le metteur en scène a donc orchestré une vaste cérémonie, dont le préambule s’apparente au travail de table qu’effectuent des comédiens en répétition. Attablés devant le public, les membres de la cour, immobiles, défilent leur texte, didascalies incluses. Leurs costumes ratissent les genres et les époques: samouraï, star hollywoodienne, gentilhomme de la Renaissance, cotte médiévale… La mort traverse les temps, ainsi catapultés dans l’espace.
La mise en scène gomme la personnalisation des personnages, réduits à des types (l’antagonisme entre Marie et Marguerite, notamment, est adouci, sinon effacé), des incarnations du roi, dans la tête de qui toute la pièce pourrait se dérouler.
Sous l’oil vide de ces étranges créatures, Béranger Ier (Jean-François Pichette), simple robe de chambre sur le dos, pieds dénudés, n’en apparaît que plus nu, plus dérisoire, plus seul. Plus humain. Effarouché, geignard, narcissique, égocentrique au dernier degré – après moi, le déluge – , le roi (c’est-à-dire l’Homme) est réduit à son angoisse, à sa pulsion infantile et irraisonnée de s’accrocher à la vie, peu importe le prix. Régnant sur un royaume ridicule, atrophié, tombant en ruine comme le corps usé d’un vieillard, il doit apprendre à se dépouiller peu à peu de ce qui le retient à la vie. Et c’est là tout l’enjeu du spectacle.
Esthétiquement, cette cérémonie de dépossession est éblouissante: les éclairages aux couleurs vives de Guy Simard, les costumes extravagants, scintillants de Ginette Noiseux, les projections psychédéliques (de Luc Bourdon) sur cet oil ovoïde en fond de scène, qui évoque parfois une horloge à la Dali…
Et les comédiens se prêtent avec rigueur, souplesse et talent à l’exercice. Soulignons la précision de Martine Francke, à la voix de soubrette française. En grande prêtresse de la mort, Élise Guilbault est fabuleuse (comme toujours), avec son port royal, son accoutrement que n’aurait pas renié Diane Dufresne à une certaine époque. Elle porte littéralement la dernière partie de cette (trop) longue cérémonie, traduisant la lenteur de l’agonie du roi.
Mais tous ces apparats colorés servent-ils le texte – ce qui est, après tout, l’enjeu central d’une mise en scène? Disons que l’ouvre d’Ionesco en devient aussi éclatante qu’impénétrable. Ce qu’on gagne parfois en illumination sous la conception brillante de René Daniel Dubois, on le perd souvent en clarté, à cause d’une surcharge de symboles.
Comme si on mettait le sens, les couches de sens, en avant du texte lui-même. C’est là une conception un peu asphyxiante du théâtre, où l’on ne laisse guère le texte respirer par lui-même. On a donc un peu l’impression que Dubois met en scène des idées de spectacles, plutôt que les pièces elles-mêmes…
En fait, à force d’enrubanner la mort, cette production la tient tellement à distance qu’elle nous laisse de glace, admiratifs devant la beauté du cérémonial, mais orphelins d’émotions. Ionesco, lui, qui craignait tant la Faucheuse, a tenté de l’apprivoiser dans cette pièce, tout en nous faisant au moins la grâce du rire devant l’inévitable.
Jusqu’au 8 mai
À l’Espace Go
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