Pour Fernando Pessoa (ou pour Alvaro de Campos, un de ses personnages d’emprunt), la «vraie» vie est «celle que nous avons rêvée dans notre enfance, et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard». L’onirisme est au cour de l’ouvre du poète portugais, décidément en vogue sur nos scènes ces dernières années.
Cette texture de songe baigne aussi Le Marin, un texte monté pour la première fois à Montréal, à l’initiative de la nouvelle troupe Singulier pluriel, créée pour l’occasion par Julie Vincent et Danièle Panneton, qui occupent ici le double emploi de metteures en scène – interprètes.
Le Marin est la seule pièce achevée par Pessoa – à l’âge de 25 ans, en 1913 – et elle tient davantage du texte poétique que de l’ouvre dramatique. La pièce est d’ailleurs sous-titrée «drame statique», une indication que les conceptrices ont prise très au sérieux…
Assises face au public, les gestes très mesurés, trois femmes (Marthe Turgeon, Vincent et Panneton) veillent «les heures qui passent», auprès d’un corps. En attendant le jour, elles parlent lentement tout en se réclamant du silence, inventent ou réinventent le passé. Rêves, souvenirs: tout se confond dans cet espace d’incertitude où le temps est suspendu. L’une d’elles raconte un songe imbriqué dans un songe: elle a rêvé d’un marin naufragé qui, pour meubler sa solitude, avait reconstruit en imagination toute une ville, un pays. Une chimère qui avait fini par devenir plus tangible que sa propre mémoire.
Comment savoir si le rêve «n’est pas cette chose vague que j’appelle ma vie»? Comme si l’existence était à l’image de cette veillée funèbre, douce-amère et inutile, à regarder le temps filer en racontant des histoires qui sont peut-être, ou peut-être pas, rêvées…
Juchée au-dessus du trio, dans l’escalier, une quatrième comédienne (Isabel dos Santos) fait office de narratrice, ou de «didascaliste» (elle récite les didascalies), ajoutant une touche portugaise à ce spectacle qui fait écho au ton méditatif, onirique, du texte. Tout en recueillement et en rêverie, en apesanteur, Le Marin flotte dans une douce étrangeté et une légère nostalgie (vaguement ironique), figé dans la lenteur et l’immobilisme d’un rituel. Un rituel qui donne du poids à chacun des rares mouvements – «chorégraphiés» par Estelle Clareton – des personnages.
C’est là, pour tout dire, du théâtre passablement désincarné, un peu coincé dans un angle de la petite salle du Théâtre d’Aujourd’hui (cette disposition de l’espace scénique ne facilite pas la vision de tous). Heureusement, la pièce est portée par des comédiennes à la voix envoûtante, surtout Marthe Turgeon, et Danièle Panneton, dont la présence profonde nous rappelle son travail dans des spectacles du Théâtre Ubu, ceux signés Beckett, notamment. Le débit sobre et alangui des comédiennes crée une musicalité certaine.
Spectacle beau mais vraiment très austère, qui semble un peu long malgré sa durée fort brève (le temps est une notion si relative…), Le Marin s’adresse d’abord à qui goûte les mots, et qui veut les apprécier dans un contexte très dépouillé, où ils prennent presque toute la place.
Jusqu’au 8 mai
À la salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui
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