Durocher le milliardaire : Révolution tranquille
Scène

Durocher le milliardaire : Révolution tranquille

A priori, transporter Durocher le milliardaire de son NTE natal jusque sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde équivaut en quelque sorte au décalage culturel qui constitue l’anecdote même de la pièce de Robert Gravel. Voilà l’ironie première de cette reprise attendue du premier volet de La Tragédie de l’homme au TNM – où cette saison, deux ouvres d’auteurs québécois, Gravel et Gauvreau, chacun révolutionnaire à sa manière, encadrent une programmation plutôt légère. Mais contrairement à l’intrigue de la pièce, le choc des cultures s’y passe plutôt bien…

Durocher le milliardaire apparaît toujours, huit ans après sa création à l’Espace Libre – que je n’ai hélas pas vue -, comme un féroce festin de dérision. Le style Gravel est fait d’ironie, de lucidité et de décontraction, d’un mélange de vérité et de trompe-l’oil, de liberté et de fine précision: comédiens qui ne projettent pas, et qui ne se soucient guère d’être toujours bien entendus (ça fait partie du «non-jeu» élaboré par Gravel), temps creux inclus dans le dialogue, d’apparence très naturelle, plages d’improvisation. Bref, une remise en question des conventions théâtrales, qui défait d’un côté l’illusion construite de l’autre…
C’est une dramaturgie qui rame joyeusement sur les poncifs, exposant une vision très grossie du monde, renversant les stéréotypes comme un gant. Trois cinéastes désargentés et dont on devine la médiocrité (Guylaine Tremblay, Luc Proulx et Claude Laroche) vont quêter l’aumône artistique au richissime Durocher (Jacques L’Heureux), avec qui ils avaient fraternisé un an plus tôt, lors d’un vol bien arrosé.

Stupeur des artistes: le mécène pressenti habite un palais de 40 pièces (une opulence évoquée par l’étonnant décor hyperréaliste de Jean Bard, et plus encore suggérée par le texte), et illustre littéralement l’expression «un homme qui a tout». «Nommez-le: on l’a», répètent les membres de la famille Durocher et leur serviteur (incarné avec une nonchalance tout africaine par Didier Lucien), qu’il s’agisse de disques, de boissons ou d’autres choses…

L’art et l’argent sont donc réunis pour une confrontation culturelle et idéologique, qui culminera après une tranche de décadence à la Buñuel, alors que les riches tentent de corrompre sexuellement leurs invités. Mal à l’aise au départ devant un univers qui leur est manifestement étranger, et dont Durocher et sa progéniture (Luc Senay et la sémillante Violette Chauveau) maîtrisent si élégamment les codes, les cinéastes insécures et mal dégrossis – les mâles, surtout – ne tardent pas à être rongés par l’envie et la hargne devant le luxe ostentatoire, et, peut-être surtout, devant l’assurance tranquille qui s’étale sans vergogne sous leurs yeux. Car Durocher, cultivé, raffiné, drôle, tient un discours insolent et d’une conviction provocante sur la jouissance et sur la richesse qui, contrairement au célèbre adage, fait bel et bien le bonheur. Sont ainsi piégés les sans-culottes qui voudraient tant pouvoir mépriser la fortune qu’ils envient.

Malgré quelques longueurs et une certaine mollesse au mitan de la représentation, le texte n’a pas perdu son caractère décapant. Les ébats dans la fausse piscine (hilarants), le repas conflictuel en forme de Dernière Cène où les «casques» de bain font office de halos ridicules sur la tête des invités, les jeux de contraste: une ironie mordante baigne toujours la pièce mise en scène par Gravel, englobant tous ses personnages. Seules quelques répliques font moins mouche à cause du changement de contexte – et renvoient malheureusement plus à «l’hommage» qu’à la représentation vivante.

Un spectacle que soutiennent très bien, dans la note voulue, les comédiens. Comme toujours excellent dans la prose gravellienne, Jacques L’Heureux campe un suave M. Durocher. Jouant à merveille la naïveté, s’enfonçant de plus en plus dans la stupeur alcoolique, Guylaine Tremblay est irrésistible. Par contre, Claude Laroche se fond un peu dans le décor, n’ayant pas la stature ni la présence du regretté Gravel. Disons qu’entendre l’auteur lui-même dire, par la bouche de son personnage, «j’aime provoquer» devait être d’une autre teneur…

Notons finalement que la conclusion mitonnée par Alexis Martin, une conférence absurdo-savante dans le plus pur style Alexis, en rajoute dans le non-sens. Théorie incompréhensible ou échanges insignifiants: tout ça nous ramène à la vacuité, que Robert Gravel pointe éloquemment du doigt dans cette pièce aussi drôle que noire. Un vide qui est notre lot à tous, riches ou impécunieux.

Jusqu’au 15 mai
Au TNM
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