Elizabeth Le Compte : Coups de théâtre
Scène

Elizabeth Le Compte : Coups de théâtre

Dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques, ELIZABETH LE COMPTE et le WOOSTER GROUP présentent leur plus récente création: House/Lights. Un show multimédia dans lequel Faust vend son âme à l’électricité et flirte avec le cinéma porno. Voir a rencontré la metteure en scène dans les locaux du Wooster, à SoHo.

Sous le règne du maire conservateur Rudy Giuliani, New York est en voie de devenir une ville aussi propre qu’Ottawa! Dans le quartier branché de SoHo, les graffitis ont disparu des façades des immeubles. Ou presque… Au bout de la rue Wooster, entre une boutique de meubles haut de gamme et un resto chic, une porte de garage bariolée rappelle le New York de Keith Haring.

À l’enseigne du Performing Garage loge, depuis 1974, le Wooster Group. Grâce à lui, ce théâtre de cent places est devenu un célèbre laboratoire de la création expérimentale américaine. Au départ, la troupe fondée, entre autres, par la metteure en scène Elizabeth Le Compte et les acteurs Willem Dafoe, Spalding Gray et Kate Valk se mêlait au paysage des coopératives d’artistes new-yorkais de SoHo. Aujourd’hui, alors que l’avant-garde a viré mainstream – et que les jeunes artistes s’exilent à Brooklyn vers des loyers plus abordables -, les membres du Wooster Group ressemblent à des résistants.

Le Wooster est un drôle de croisement entre un collectif des années 70 et une compagnie multidisciplinaire de cette fin de siècle. Un théâtre où la création en marge se mêle au glamour new-yorkais. «Il n’existe pas vraiment de philosophie propre au Wooster; notre credo, c’est le travail, explique la directrice Elizabeth Le Compte. Comme le Wooster est propriétaire de sa salle, nous avons une marge de manouvre. Nous produisons nous-mêmes tous nos spectacles, et prenons le temps qu’il faut pour les fignoler. Les répétitions se déroulent de façon très amicale. De l’éclairagiste aux acteurs, en passant par les techniciens de la régie et le metteur en scène, tout le monde s’engage dans le processus de création. Du début à la fin. Mais cette indépendance artistique a un prix. Notre budget annuel est de 800 000 dollars, dont la majorité provient de la vente de billets et des tournées dans les festivals en Europe et en Amérique. On ne vit pas riche en travaillant au Wooster. C’est pour ça que nos membres sont libres de travailler à l’extérieur du groupe, là où c’est plus payant.»

Le besoin de sortir du Performing Garage pour remplir les coffres explique en partie pourquoi le Wooster participe pour la troisième fois au Festival de théâtre des Amériques. Il faut dire aussi que la directrice du FTA, Marie-Hélène Falcon, toujours à l’affût des créateurs en marge, apprécie beaucoup le vocabulaire scénique très éclaté de la compagnie. En 1987 et 1989, Falcon avait présenté deux parties de la trilogie The Road to Immortality. Cette fois-ci, elle propose un collage multimédia d’après un livret d’opéra de Gertrude Stein, Dr. Faustus Lights the Light – déjà présenté au FTA par Bob Wilson -, ainsi qu’un film porno soft des années 60 intitulé Olga’s House of Shame. Créée en février dernier, House/Lights sera à l’affiche de l’Espace Go, du 27 au 31 mai.

Elizabeth Le Compte est la seule du noyau fondateur qui refuse de travailler à l’extérieur du Wooster. (Occupés ailleurs, Willem Dafoe, vedette de Hollywood, et Spalding Gray, figure marquante de la scène off-Broadway, sont absents de cette production). C’est probablement aussi l’artiste la plus secrète et solitaire du groupe. Elle se prête à l’exercice de l’entrevue avec l’enthousiasme d’une patiente chez le dentiste. Se qualifiant de «très égocentrique», elle refuse de répondre aux questions qui ne concernent pas directement son travail. «Ma vie, c’est mon travail.»

La politique, le virage à droite de New York, le féminisme sont, selon la créatrice, des sujets «de l’ordre du privé»! Les dramaturges qui l’ont marquée? «Je lis très peu de pièces de théâtre. Je ne choisis pas consciemment les textes de mes productions. Je prends ce qui me tombe sous la main. Je compte sur mes amis du milieu du théâtre pour me dire quoi lire absolument.» L’avenir du théâtre à l’heure des technologies virtuelles et d’Internet? «Je n’ai aucun sentiment de loyauté envers le théâtre. Je vis au présent. Je me fous que le théâtre disparaisse un jour de la surface de la Terre. Je me fous que la vie s’arrête une fois que je serai morte!» Égocentrique, peut-être, mais pas hypocrite…

Pop Art
Née dans le New Jersey, Elizabeth Le Compte est arrivée dans la Grosse Pomme en 1967. Plus que le théâtre – qu’elle connaissait seulement à travers les comédies musicales de Broadway vues en famille -, c’est la peinture et l’architecture qui l’intéressaient. «J’admirais le peintre américain Benjamin West, se rappelle-t-elle. Mais j’ai subi toutes sortes d’influences, principalement de la culture populaire: les dessins animés, les sitcoms, surtout I Love Lucy.»

Ce n’est que plus tard, époque et fréquentations obligent, que Le Compte commence à s’intéresser aux ouvres de William Burroughs, John Cage et aux drogues hallucinogènes : «Je ne dis pas que c’est bien de prendre de la drogue. Mais c’était une source d’inspiration dans les années 60, et c’était bien vu, pour un intellectuel, de prendre de la drogue. Aujourd’hui, les jeunes le font surtout pour s’éclater.»

Outre la drogue, le travail de Robert Wilson allait changer sa vision de l’art dramatique. «À partir de Wilson, les metteurs en scène américains se sont donné le droit de s’approprier une pièce de répertoire, et non d’en faire seulement une représentation. Si un artiste peut difficilement inventer des formes nouvelles, il peut les réinventer. C’est ce que je fais depuis toujours avec le Wooster. Je m’inspire de mythes du passé pour mieux les réinventer. Mais je refuse d’apposer une étiquette ou de qualifier la structure de mon travail. Aussitôt qu’on donne une étiquette à un artiste, il lui est plus difficile d’innover dans son art…»

En expérimentant des formes nouvelles à partir de la matière des autres, Elizabeth Le Compte a signé des mises en scène hétéroclites et proprement impossibles à résumer dans une critique. Des spectacles au contenu fort disparate: on passe de la prose de Flaubert aux monologues de Lenny Bruce; d’une réplique d’Arthur Miller aux considérations psychédéliques de Timothy Leary; d’un flash inspiré d’un quiz télévisé à une scène d’Eugene O’Neill; etc.

Avec House/Lights, le canevas est aussi pété. «Je suis partie de deux ouvres aux antipodes sociaux et artistiques: le texte d’une des meilleures artistes de son époque, Gertrude Stein, et l’univers ultra-kitsch d’un réalisateur porno, Joseph Mawra.» (Un ami critique de cinéma et collectionneur de films de série B le lui a fait connaître.)

«J’aime la narration d’Olga’s House of Shame, poursuit la metteure en scène. Elle exprime des choses de la vie à la fois troublantes et ridicules. Je trouve ça intéressant de montrer sur une scène un film très stupide et débile, parallèlement à une ouvre signée par une auteure de génie.»

Le film et la pièce abordent aussi, de manière différente, le thème de l’exploitation et de la domination des femmes. «Les gars travaillaient tous à des projets pour faire de l’argent. Avec Kate (Valk), responsable de la dramaturgie et qui joue dans la pièce, je voulais explorer une certaine forme de soumission très puissante chez les femmes.» Le décor évoquera d’ailleurs un «bordel virtuel» où la chair et la technologie s’épouseront dans un ballet pour une nouvelle ère (Trisha Brown signe quelques chorégraphies). Théâtre du dérèglement des sens et de l’expérimentation artistique, House/Lights s’adresse autant à un public amateur de découvertes qu’aux fans de la troupe depuis ses débuts.

À la fin de l’entrevue, en bonne hôtesse, la metteure en scène accepte de me faire visiter le théâtre. Trois techniciens préparent déjà le plateau de la prochaine création, North Atlantic, prévue pour l’automne 1999. Un petit tour et nous revoilà sur le trottoir, devant la vénérable porte de garage, dans le tumulte de SoHo.

Une poignée de main. Madame Le Compte esquisse un premier sourire. Je tente une ultime question… Avez-vous déjà pensé quitter New York? «Non, je ne pourrais pas vivre ou travailler ailleurs qu’ici. Cette ville me met en état de déséquilibre. Et j’aime me sentir déstabilisée. Une personne qui n’a pas d’équilibre cherche à poser les pieds sur quelque chose; elle est donc ouverte aux possibilités de marcher sur une autre surface que celle qu’elle emprunte habituellement. C’est inconfortable, mais très créateur.
«À New York, à tous les coins de rue, on peut plonger dans l’inconnu, disparaître dans la foule, se fondre dans l’anonymat, ou flirter avec l’étrangeté. À chaque instant, un individu peut se perdre dans plus grand et plus vaste que lui-même.»
Et oublier son ego…

Du 27 au 31 mai
À l’Espace Go
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