Théâtre d’ailleurs : Tous les trois rois
À l’intention de ceux qui ne pouvaient pas se passer de lui durant une année complète, le Carrefour international de théâtre a inventé une édition bisannuelle raccourcie, désormais intitulée Théâtre d’ailleurs. Portrait de trois productions audacieuses venues du centre de l’Europe.
Noces de sang
Federico Garcia Lorca donnait pour fin dernière à l’art de rétablir une continuité entre l’homme et la vie universelle. Une sorte de réseau de «solidarité spirituelle» entre les êtres d’aujourd’hui, ceux d’hier et ceux de demain. Poète incroyant mais pétri de tradition chrétienne, Garcia Lorca a donné au théâtre espagnol, avec son travail à La Barraca, des trésors de courage et de liberté d’esprit. Il meurt en août 1936, fusillé à Grenade, sous l’autorité franquiste, au tout début de la guerre civile. «La douleur de l’homme et l’injustice constante qui sourd du monde, mon propre corps et ma propre pensée m’empêchent de transporter ma maison dans les étoiles» disait-il un peu avant son exécution. Ce qu’il n’a pu emporter avec lui, Federico Garcia Lorca l’a laissé en héritage, notamment dans ses pièces les plus achevées et les plus célèbres: Noces de sang, Yerma, Dona Rosita la célibataire et La Maison de Bernarda Alba.
Écrite en 1933, Noces de sang s’avère le premier réel succès de l’écrivain. La pièce est inspirée d’un fait divers rural: le matin de ses noces, une fiancée s’enfuit avec son cousin, dont on retrouve plus tard le cadavre ensanglanté. Pressentant tout le potentiel tragique de l’histoire, Garcia Lorca reprend l’anecdote et la sublime en une ouvre dont le langage poétique a traversé les époques. «Le théâtre a besoin que les personnages qui apparaissent sur scène aient un costume de poésie et laissent voir, en même temps, leurs os, leur sang.»
Autre époque, autre histoire. Débarqué de Colombie en 1985, Omar Porras-Speck arrive à Paris. Il fabrique des marionnettes et promène ses fables à travers le métro de la Ville Lumière. Avec l’argent récolté en faisant la manche, il s’offre des cours chez Jacques Lecoq et à la Cartoucherie de Vincennes. Parti explorer l’Europe, il s’arrête à Genève, y trouve l’amour et s’installe. Peu de temps après naît le Teatro Malandro, terme qui, en Amérique latine, désigne parfois un «élégant danseur qui emporte sa partenaire dans un tourbillon sensuel dont elle sort enivrée, dépouillée d’elle ne sait trop quelle partie d’elle-même, mais séduite». La troupe s’installe d’abord dans un atelier désaffecté, le Garage, et, rapidement, fait la conquête des Genevois avec des spectacles où les corps s’investissent totalement. Musique, marionnettes, masques et ombres créent une imagerie nouvelle qui ne tardera pas à intéresser le reste de l’Europe et l’Amérique latine. Après Ubu Roi de Jarry, La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt et Othello de Shakespeare, Omar Porras-Speck et ses malandros rencontrent Noces de sang. Sorte de Roméo et Juliette brut et rugueux, la pièce donne à cette compagnie toute la latitude nécessaire afin de plonger tête première dans la sauvagerie, la dérision et la mélancolie. Dans un entretien accordé à Olivier Chiacchiari au sortir d’une répétition, Omar Porras-Speck explique sa vision de la pièce. «On revient à la femme. L’origine, c’est la femme. Celle qui donne la naissance. Rien que dans la première réplique, tout est dit: >Madre>, c’est la naissance, la première parole, le premier mot qu’un homme, qu’un être humain prononce. Et la tragédie commence quand l’enfant dit à sa mère >Je m’en vais>. (…) Qu’est-ce que ça raconte aujourd’hui? Je ne sais pas exactement, mais dans ce peu de mots, tout est dit, tout est dessiné. Je ne l’ai pas trouvé, c’est la pièce qui me l’a montré.» Tragédie, oui, mais à la façon malandro, c’est-à-dire plutôt comique, burlesque, clownesque. À la question de savoir si les gens vont rire, Omar Porras-Speck répond «J’espère. Parce que c’est une manière de pleurer (…) une manière de prier.»
Iets op Bach
Surtout, n’essayez pas d’enfermer Alain Platel dans une catégorie bien définie! Impossible tâche, inutile prétention. Cet ex-psychopédagogue, danseur, chorégraphe, metteur en scène, métisse les genres et fait sauter les barrières de style. À la tête des Ballets C. de la B. (Contemporains de Belgique), l’artiste provoque et suscite la polémique partout où il passe. L’admiration aussi. Pas étonnant que Marie Gignac et Brigitte Haentjens aient traqué le phénomène un peu partout à travers le monde afin de le présenter, enfin, au public de Québec. Après Bonjour madame, comment allez-vous aujourd’hui, il fait beau, il va sans doute pleuvoir, etc… qui déstructurait Haendel et La tristeza Complice inspiré de Purcell, voici Iets op Bach (un petit truc sur Bach, en flamand).
Au milieu d’un décor évoquant le toit d’un immeuble d’un quartier défavorisé, avec cordes à linge, chaises de parterre et antennes de télé, évolue une faune bigarrée. Miséreux, blessés, hilarants, poignants, tout ce beau monde explose en solo, en duo ou en mouvements de groupe. Les airs de Bach, interprétés par neuf musiciens sur scène, soulèvent, embrassent et inspirent le tout. Après un an et demi d’écoute intensive des ouvres du célèbre compositeur, Alain Platel s’est évertué à créer un monde de différences, profondément ancré dans la réalité urbaine contemporaine. Mais c’est d’abord et avant tout à une fête, à une célébration de l’être humain, que le Belge convie les spectateurs. Sur scène, Alain Platel réunit danseurs de formations diverses, comédiens, chanteurs _ en l’espèce une soprano, un baryton et un contre-ténor _ et musiciens d’horizons variés. Et quelques enfants à travers tout ça…
Laissez au vestiaire les idées préconçues et les idées toutes faites: aller à la rencontre de l’univers de Platel, c’est consentir à l’imprévu, à l’insolite d’un monde où se côtoient la beauté et la saleté, la tendresse et la violence, le cru et le sublime. De ce mélange unique de voix et de corps émergent, paraît-il, les émotions les plus vraies. À ne pas rater!
Pour un oui ou pour un non
«C’est bien, ça…» Petite phrase toute simple; infinies possibilités d’intonations et d’interprétations. Une longue et solide amitié d’enfance peut-elle être mise en péril suite au prononcé de ces quelques mots? Oh que si… Il suffit d’assister au jeu de massacre auquel se livrent H1 et H2, sous le regard des voisins appelés comme témoins, pour s’en convaincre. La parole, traquée dans ses recoins les plus obscurs, est au cour de Pour un oui ou pour un non, dernière pièce de la grande dame du Nouveau Roman, Nathalie Sarraute. Rencontre entre une partition unique et un orchestrateur conquis.
Ex-directeur de la Comédie-Française, le metteur en scène Jacques Lasalle entretient avec le théâtre de Sarraute, ainsi qu’avec l’écrivain elle-même, un rapport de reconnaissance. Du haut de ses 98 ans bien sonnés, Nathalie Sarraute participe aux répétitions dans un état de ravissement absolu. Car celle qui, a priori, ne pensait nullement écrire pour le théâtre reconnaît avoir toujours adoré l’espace d’échange et de partage propre à cet art. De son propre aveu, elle ne «voit» pas la scène lorsqu’elle écrit, elle «l’entend». Elle trouve donc dans Jacques Lasalle, homme sensible et soucieux du respect du texte, un des meilleurs passeurs de son ouvre.
À l’image de ses romans, mais dans une théâtralité entière et distincte, Nathalie Sarraute évacue les notions de personnages, d’action, d’espace et de réalité objectives. Elle traque les voix, toutes les voix. Théâtre du langage, certes, mais d’un langage où tout le corps est engagé. «Tout le dialogue sarrautien est un va-et-vient entre le dialogue émergé, élégant et plongé dans les fantasmes, les pulsions» expliquait Jacques Lasalle à Scènes magazine, lors de la création de Pour un oui ou pour un non en 1998. «L’acteur doit donc emprunter à toutes les figures du jeu: l’effroi intérieur, le conflit, l’agression, la tendresse, la sensualité et le rire, bien entendu. C’est donc une partition très exigeante, construite comme un théâtre épique contemporain, mais qui donne un tel plaisir, une telle plénitude que tout le corps doit être sollicité, dans toutes ses postures et, en même temps, avec presque rien.» Et le verbe se fera chair…
Du 29 mai au 4 juin
Au Palais Montcalm et au Grand Théâtre
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En 1997, le Carrefour international de théâtre de Québec tenait son premier événement intercalaire, les Rendez-vous, entre deux éditions régulières. L’intérêt du public pour le théâtre international confirme au Carrefour la pertinence de reconduire l’idée. Cette année, l’appellation change pour Théâtres d’ailleurs, mais l’idée de base demeure la même: offrir au public de Québec l’occasion d’assister à trois productions internationales de haut calibre. Trois pièces, de France, de Belgique et de Suisse, qui ont d’ores et déjà ébloui les publics d’un peu partout dans le monde: Pour un oui ou un non, Iets op Bach et Noces de sang. Des rendez-vous incontournables pour les amateurs friands de diversité et d’horizons autres.