Daniel Brooks : À chacun sa vérité
Scène

Daniel Brooks : À chacun sa vérité

Dramaturge, comédien, metteur en scène, Daniel Brooks est l’un des créateurs les plus renommés de la scène alternative torontoise, d’où son travail rayonne depuis une quinzaine d’années. Avec sa compagnie da da kamera, il signe des spectacles de nature expérimentale mais «très accessibles», jouant aussi bien sur la forme que sur les niveaux de narration.

Bien connu pour ses ouvres en collaboration avec Daniel MacIvor (les fidèles du FTA se rappelleront notamment leur pièce The Play Lorca, présentée en 1993), Brooks avait aussi formé un duo, en 1990, avec Guillermo Verdecchia (pour mémoire, le solo Fronteras Americanas, qui faisait partie de la même édition du Festival) pour créer The Noam Chomsky Lectures, un spectacle «ouvertement politique». Ce tandem de choc nous revient avec Insomnia, qu’on pourra voir à l’Espace libre, du 3 au 6 juin.

Une pièce profondément personnelle pour Daniel Brooks: non seulement a-t-il assumé le gros de l’écriture et incarne-t-il le personnage principal, mais, «d’une certaine façon, sa personnalité forme le matériau de base du spectacle». «Dans la décennie suivant The Noam Chomsky Lectures, j’ai eu des enfants, et ça a changé le sens de ma place dans le monde, explique-t-il, de Toronto. Et ceci a constitué le point de départ du spectacle: l’interrogation d’un homme qui a de profonds doutes sur sa place dans le monde, et qui a l’impression d’être parvenu au bout d’une certaine façon de penser.»
En crise existentielle, incapable de trouver le sommeil, John F., le protagoniste d’Insomnia, est un écrivain en blocage, un nouveau papa dont le mariage vacille sous les pressions. «Je voulais exprimer des doutes à propos de certains idéaux que j’entretiens depuis longtemps, ainsi que le profond malaise que je ressens devant le pouvoir et l’impuissance», avance prudemment Daniel Brooks, dont les réponses sont elles-mêmes parsemées de doutes et de «je suppose». «La pièce examine le thème de l’illusion, sous plusieurs angles différents. Que ce soit la manipulation du public, ou les illusions qu’on se crée soi-même, ou la terreur d’être manipulé, par exemple par les médias. Je suppose que le personnage est paranoïaque (rire).»

Une impuissance répandue dans un monde de plus en plus compliqué, devant un «chaos social» sur lequel on n’a guère d’emprise… «Le vieux cliché dit que la connaissance, c’est le pouvoir, mais je ne crois pas que ce soit vraiment le cas. John F. a une compréhension passablement juste et sophistiquée du politique, et pourtant, il se sent impuissant à changer quoi que ce soit. Il n’a pas les outils pour agir à partir de ce savoir et ça le frustre encore davantage. Et sur le plan intime, je crois qu’il voit l’incroyable hypocrisie dans laquelle il vit.»

Ce «doute débilitant» éprouvé par le protagoniste, qui va jusqu’à remettre en question la possibilité de toute connaissance réelle (peut-on être sûr de quoi que ce soit?) est partagé par le spectacteur d’Insomnia. Les critiques torontois ont souligné le caractère quasi fantastique du spectacle, qui joue sur la perception. «J’ai toujours été fasciné par le moment entre le sommeil et le réveil. Et jusqu’à un certain point, la pièce se déroule dans cet espace. On peut penser que c’est seulement un rêve, ou que c’est vraiment arrivé, à cause de l’élément autobiographique très fort. Alors, d’une part, c’est incroyablement vrai; et à un autre niveau, on suggère que c’est un rêve. Le spectacle danse sur cette frontière entre le quasi-documentaire et le langage onirique.»

Fasciné depuis plusieurs années par le Faust de Goethe, Brooks a inséré dans la pièce une dimension démoniaque. Un diable représenté essentiellement par le frère de John F., qui a mieux «réussi», étant cadre chez Disney – une métaphore de ces grosses corporations qui ont beaucoup d’influence sur nos psychés… «C’est l’histoire que j’ai écrite à mon sujet: que je dois lutter pour survivre, explique Brooks, qui a travaillé dans de petits théâtres presque toute sa carrière. Parce que si tu fais plus que survivre, tu conclus un pacte avec le diable.»

Daniel Brooks cherche la vérité dans l’instant théâtral. «Et ça revient à mettre le théâtre dans le contexte du vivant. Le théâtre travaille avec le temps et l’espace d’une façon très importante aujourd’hui, dans un monde où plusieurs de nos expériences sont virtuelles et coupées des sens. Au théâtre, il y a un niveau différent d’engagement et d’humanité. Ça m’a toujours fasciné – et terrifié aussi.»

Du 3 au 6 juin
À l’Espace libre
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